Vidéosurveillance : comment Brest a dû capituler
Quinze caméras de voie publique seront expérimentées dans la ville bretonne. Maire depuis 2001, le socialiste François Cuillandre avait toujours refusé d’en installer. Un cas emblématique des pressions exercées par l’État sur les communes pour qu’elles s’équipent de ces outils à l’utilité débattue.
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La cité du Ponant faisait figure d’exception dans le paysage municipal français. Une ville de plus de 100 000 habitants sans caméras sur la voie publique ? Ces outils avaient déjà fait leur apparition dans les transports en commun ou sur les bâtiments municipaux, mais nul objectif ne surveillait les rues. Le maire s’y refusait depuis son premier mandat, il y a plus de vingt ans. Pourtant, une expérimentation de quinze caméras dans le centre-ville et certains quartiers de Brest commencera d’ici au printemps prochain.
Comment la ville a-t-elle cédé ? Des commerçants excédés ; un feuilleton sur l’insécurité à la une de la presse locale ; un discours pro-caméras martelé par l’opposition de droite ; un préfet et un sous-préfet fraîchement arrivés ; un nouvel outil de contractualisation et des incitations financières toujours plus fortes de l’État. Tous ces ingrédients ont participé à faire tomber ce dernier bastion sans vidéosurveillance.
Fin septembre 2021, Le Télégramme fait sa une du cahier de Brest sur la délinquance dans le bas de la rue Jean-Jaurès, une artère commerçante. Le journal le plus lu du Finistère entame une longue série d’articles – plus d’une dizaine – sur le thème de l’insécurité. Le fait divers devient fait politique et le sujet domine dans l’agenda politique de la ville.
Dans la foulée, une réunion s’organise entre le sous-préfet, Jean-Philippe Setbon, tout juste débarqué dans le port, les commerçants, le procureur et la mairie. « Lors de cette réunion, nous avons exposé nos doléances, mais le maire a renouvelé sa position : il n’était pas pour l’installation de caméras », résume Armelle Le Bret, vice-présidente de l’association Vitrines de Brest. Des annonces sont faites dans la foulée, un autre rendez-vous est pris, notamment pour discuter d’un contrat entre la ville de Brest et l’État, un contrat de sécurité intégrée (CSI).
Du donnant-donnant… ou du chantage ?
Cet outil, créé par la loi sécurité globale de 2021, permet à l’État de passer un accord avec une ville ou une intercommunalité. L’État peut s’engager à créer des postes de policiers ou de gendarmes si la commune s’engage pour sa part à créer une police municipale ou à renforcer la vidéosurveillance. C’est du donnant-donnant – ou du chantage, c’est selon. Pas de caméras, pas de nouveaux policiers nationaux, pourrait-on résumer.
Une vingtaine de jours plus tard, au lendemain d’une nouvelle réunion, le préfet du Finistère, Philippe Mahé, convoque la presse rue Jaurès. Accompagné de policiers, il descend l’artère en direction de la mairie, où davantage de patrouilles circulent désormais. À une centaine de mètres de l’hôtel de ville, sans que le maire, François Cuillandre, soit présent, il annonce l’expérimentation de caméras de vidéosurveillance.
Un mois plus tard, l’information sera confirmée et rédigée dans le CSI signé entre la ville de Brest et l’État : quinze caméras seront installées prioritairement dans le centre-ville, les images seront directement exploitées par la police nationale. Le document précise : « Dans un second temps, […] de nouvelles caméras seront installées par tranches successives. »
Après d’autres villes bretonnes gérées par des socialistes, comme Rennes ou Nantes, c’est donc Brest qui tombe à son tour. Et les caméras ne concernent pas seulement les centres urbains. Les périphéries de métropole et les campagnes s’équipent aussi. « Toutes les communes y viennent, de la métropole au pays d’Iroise et au pays des Abers (1), au fur et à mesure », commente Stéphane Roudaut, maire Horizons de Gouesnou, commune très volontariste de la métropole océane en la matière.
Six communes sur sept de la métropole ont installé des caméras, dont quatre sur la voie publique dans les cinq dernières années. « Et aujourd’hui, si nous annonçions vouloir les enlever, nos administrés nous en voudraient », oppose le maire, un brin fataliste.
Territoires ruraux voisins de la métropole brestoise.
Malaise dans la majorité
Lorsque le projet est présenté au vote lors du conseil municipal du 9 décembre, fait rare, tous les groupes de la majorité brestoise – composée de socialistes, de radicaux de gauche, d’écologistes, de l’UDB (2) et de communistes – prennent la parole pour exprimer leur malaise. Le contrat obtient la majorité, mais ne fait pas l’unanimité.
Union démocratique bretonne, parti autonomiste.
De son côté, la droite ne boude pas son plaisir – la vidéosurveillance est une marotte de Bernadette Malgorn, principale opposante du maire. Concernant les caméras, le maire se défend : « À Brest comme ailleurs, l’État est chez lui partout. » Même si leur installation dépend de l’initiative du maire, l’envie se situe du côté de la préfecture, selon François Cuillandre.
Il précise : « Les caméras peuvent faciliter les preuves et l’élucidation ? Alors ça relève du rôle de l’État. C’est donc à lui de les financer et de les installer. » Glen Dissaux, chef de file EELV à Brest et élu de la majorité, prend note. « L’équipe municipale nous a assuré du financement intégral du dispositif par l’État. Mais le conseil municipal a déjà entériné en mars 2022 le paiement d’une dîme d’occupation domaniale de 100 euros par caméra », soupire-t-il. D’abord annoncées pour le début de l’année 2022, les caméras se font toujours attendre.
La mairie répond sommairement sur le calendrier d’installation et la nature du futur dispositif. « Une mise en service est prévue au premier trimestre de cette année », indique-t-elle. Sur le caractère spécifique de l’accord selon lequel la mairie n’exploitera pas les images, elle renvoie la balle à la préfecture : « La Ville n’est donc pas compétente pour apporter des réponses sur les aspects techniques et opérationnels liés à l’usage futur de la vidéoprotection. Seuls les services de l’État seront en mesure de le faire au moment qu’ils jugeront opportun. »
Quinze caméras ne bouleverseront pas les enjeux de sécurité au centre-ville de Brest, mais peuvent apaiser le sentiment d’insécurité.
Nous n’avons pas eu davantage de succès auprès de la préfecture du Finistère, qui fait la sourde oreille, tandis que la majorité socialiste joue la muette. « La majorité n’est pas monolithique, des élus socialistes ne sont pas à l’aise avec cette décision », affirme le chef de file EELV avant d’ajouter : « Mais personne ne parlera à visage découvert. »
Si elle n’est pas monolithique sur le plan des idées, la majorité forme un bloc compact quand il s’agit de se taire. Ni le maire ni aucun des élus socialistes contactés n’ont souhaité répondre à nos questions. Seul un élu du département acceptera de témoigner anonymement.
« Cette signature revêt davantage un côté rassurant pour la population qu’elle n’apporte un réel gain ou une efficacité immédiate, concède-t-il. Quinze caméras ne bouleverseront pas les enjeux de sécurité au centre-ville de Brest, mais peuvent apaiser le sentiment d’insécurité propre aux villes de cette taille. »
Plus de mille caméras promises
« Je comprends la situation du maire, admet Glen Dissaux. Il s’est fait coincer. C’est la stratégie de l’État, qui pousse les préfets à être offensifs sur ces questions. » Prérogative du maire, la vidéosurveillance est en effet trop souvent réduite à une politique purement locale.
C’est oublier les nombreuses incitations financières de l’État à s’équiper. Une politique en pleine accélération sous le mandat d’Emmanuel Macron. Le Sénat a voté définitivement la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur le 24 janvier. Le texte programme pour les cinq années à venir le triplement des crédits consacrés au financement des caméras du FIPDR (3), notamment pour les installations prévues à Paris et en Seine-Saint-Denis en vue des Jeux olympiques en 2024.
Fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation.
Grâce à ce fonds créé en 2007, les communes peuvent faire financer leur dispositif de vidéosurveillance jusqu’à 50 %. D’autres dotations (4) peuvent être mobilisées, de telle sorte qu’un maire peut ne pas avoir à débourser un sou pour installer de la vidéosurveillance.
La dotation politique de la ville (DPV), la dotation de soutien à l’investissement local (DSIL) et la dotation d’équipements des territoires ruraux (DETR).
Selon une liste de villes fournie par le ministère de l’Intérieur à Politis, complétée par des articles de la presse locale, l’État a signé pas moins de 64 CSI. Après consultation du contenu des contrats disponibles, demandes auprès des mairies et lecture de la presse locale, on constate que 34 communes se seraient engagées à installer 1 239 caméras (5) avant la fin de la mandature en cours, en 2026. ·
30 communes n’ont pas mis à disposition leur CSI ou n’ont pas communiqué ces chiffres. Le décompte s’appuie sur une fourchette basse des promesses faites par les mairies.