À Sainte-Soline, « une armée face à une foule »
Pour protester contre les projets de mégabassines destinées à l’irrigation, 30 000 personnes de plusieurs pays étaient présentes du 24 au 26 mars dans les Deux-Sèvres. Face à 3 200 gendarmes aux moyens démesurés.
dans l’hebdo N° 1751 Acheter ce numéro
« L’eau est notre bien commun, défendons-la. » Cette phrase a été répétée plusieurs fois au cours de la nouvelle mobilisation contre les mégabassines, qui s’est tenue du 24 au 26 mars dans les Deux-Sèvres. Un rassemblement historique en termes de participation : 30 000 personnes selon les organisateurs – soit quatre fois plus que lors du rendez-vous précédent fin octobre –, tandis que la préfecture s’est arrêtée au chiffre de 6 000 manifestants annoncé dans la matinée de samedi. Des images ont défilé sur toutes les chaînes de télévision au cours du week-end, suscitant des commentaires de tous bords.
Les organisateurs comptabilisent 200 manifestants blessés. Ce mardi matin, deux étaient encore plongés dans le coma, dont l’un avec pronostic vital engagé. Au moins un blessé a perdu un œil, peut-être un deuxième selon les organisateurs. Un autre risque de perdre sa mobilité. La police a contrôlé l’identité des blessés et réquisitionné leurs affaires dans les hôpitaux.
Aucune interpellation n’a eu lieu durant la manifestation, mais plusieurs en amont et après coup. Toutefois, plusieurs manifestants ont été contrôlés en quittant le site, notamment avec des lampes à détection de produits marquants codés. Mardi, une personne étrangère passait devant le juge des libertés pour prolongation de rétention administrative.
Le mouvement les Soulèvements de la Terre, le collectif local Bassines non merci et le syndicat Confédération paysanne avaient appelé dès le mois de novembre à ce nouveau rassemblement contre des projets de réserves d’eau puisant dans les nappes phréatiques en hiver pour irriguer en été.
L’enjeu visait à en faire une « mobilisation internationale pour la défense de l’eau et contre les mégabassines ». Pour déborder du cadre hexagonal, une délégation de défenseurs de l’eau de plusieurs pays avait été invitée. C’est la commune de Melle – malgré les pressions de la préfecture sur son maire – qui a fait office de terre d’accueil pour ces militants dès le vendredi soir.
Pendant que des centaines de tentes étaient plantées sur un terrain agricole prêté à Vanzay, à vingt kilomètres de là, deux conférences faisaient salle comble pour écouter notamment Massa Koné, paysan malien et porte-parole de la Convergence globale des luttes pour la terre et l’eau-Afrique de l’Ouest (qui réunit plus de 300 organisations paysannes).
Chez lui, « les multinationales surexploitent les ressources en eau et tentent de nous imposer les monocultures ». Sa présence dans les Deux-Sèvres relevait de l’évidence : « Nous savons que, si le système des bassines réussit ici, il arrivera chez nous. Nous sommes là pour tuer le mal dans l’œuf. »
L’eau, c’est la vie. Se battre pour elle, c’est aussi se battre pour soi et pour la survie de l’humanité.
« Le Chili est le seul pays au monde qui a privatisé la ressource en eau et l’a inscrit dans sa Constitution », a expliqué plus tard Manuela Royo, représentante du Mouvement pour la défense de l’eau, du territoire et de l’environnement (Modatima). Des centaines de bassines existent déjà sur place pour irriguer des monocultures, comme celle de l’avocat.
Une catastrophe désormais bien documentée, qui laisse sur le carreau petits paysans et population : des plans de rationnement de l’eau potable ont même été annoncés l’an dernier. « L’eau, c’est la vie. Se battre pour elle, c’est aussi se battre pour soi et pour la survie de l’humanité », a ajouté Layla Staats, activiste de la première nation mohawk au Canada, dont l’accès à l’eau est aussi fortement limité.
Une ressource commune
Ces arguments ont trouvé des échos le lendemain matin, lors de la harangue des organisateurs depuis le champ devenu gadoue. « Ces bassines, ce sont des projets privés qui puisent dans une ressource commune et ne répondent en rien au dérèglement climatique », a déclaré Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Plusieurs fois au cours du week-end, des membres du syndicat agricole ont rappelé qu’ils n’étaient pas « contre l’irrigation » en soi, mais qu’il fallait entamer « une discussion sensée autour du partage de la ressource en eau ».
La convergence des luttes pour l’eau était donc au programme. Tout comme celle avec les luttes sociales. À écouter les discours qui se sont succédé et les échanges le long du cortège, les mobilisations des dernières semaines contre la réforme des retraites et l’utilisation du 49.3 ont échauffé les esprits et motivé plus d’une personne à se rendre à la manifestation.
« L’urgence, c’est la planète, pour espérer une retraite », clamait une pancarte sur l’un des tracteurs de la Confédération paysanne. « La bataille contre les bassines, c’est la même qu’avec les retraites. C’est une bataille contre l’accaparement des richesses », a souligné Murielle Guilbert, codéléguée générale de l’union syndicale Solidaires.
La bataille contre les bassines, c’est la même qu’avec les retraites. C’est une bataille contre l’accaparement des richesses.
La mobililisation contre les bassines est aussi devenu une lutte « concrète ». « On assiste à la convergence de plein d’organisations différentes. C’est possible parce que c’est un combat qui a du sens pour tous et qui est ouvert à tous les modes de lutte », affirmait Boddah, 24 ans, engagée au sein d’Extinction Rebellion.
« On est à un moment clé au niveau politique. Et le combat des bassines est déjà gagné selon moi, avançait à ses côtés David, 42 ans, du même mouvement et mobilisé pour la première fois contre ces réserves d’eau. Il n’y a plus qu’à pousser, car il y a déjà des victoires juridiques sur le terrain et le sujet est indéfendable en pleine sécheresse hivernale. »
Eux étaient venus de Paris la veille. Mais d’autres tentaient vaille que vaille, malgré les contrôles, d’arriver de plusieurs villes de l’Ouest où des convois de voitures avaient été organisés. La pression était de mise : la préfecture des Deux-Sèvres avait interdit tout rassemblement dans 18 communes, dont Sainte-Soline, et annoncé le déploiement de 3 200 gendarmes pour faire face à l’arrivée estimée de 5 000 à 10 000 manifestants. La préfète, Emmanuelle Dubée, avait averti la veille : « Les personnes qui souhaitent se rendre sur ce rassemblement interdit se mettent dans une situation qui est une infraction pénale. Je leur déconseille de venir. »
Trois cortèges immenses se sont malgré tout élancés dans la matinée aux couleurs de la faune locale : l’outarde – une espèce d’oiseaux menacée d’extinction –, l’anguille et la loutre. Chacun a suivi un chemin différent, avec la même bassine en ligne de mire, celle de Sainte-Soline, située six kilomètres plus loin. L’objectif annoncé ? « Mettre fin au chantier » afin « qu’il n’y ait pas une bassine de plus ».
Côté forces de l’ordre, des « armes relevant des matériels de guerre »
Aux cortèges festifs a succédé sur place un affrontement violent. Autour de la réserve, faisant quasiment la taille du Stade de France, se tenaient des rangées de véhicules et de gendarmes prêts à défendre ce trou de terre contre toute intrusion.
Des binômes de gendarmes en quad sont allés au contact des manifestants en lançant des grenades lacrymogènes. Les plus déterminés ont résisté et avancé un parapluie en main pour éviter les projectiles. Ou pour lancer à leur tour des cailloux, des feux d’artifice, quelques cocktails molotov. Quatre véhicules de la gendarmerie ont pris feu.
La réplique des forces de l’ordre a été massive. 4 000 grenades de gaz lacrymogène et de désencerclement ont été employées, a revendiqué le ministère de l’Intérieur, et des lanceurs de balles de défense (LBD) ont été utilisés. Des « armes relevant des matériels de guerre », ont décrit dans un bilan commun plusieurs observatoires des libertés publiques et des pratiques policières présents sur place, ajoutant à cette liste des grenades explosives de type GM2L et GENL.
À ces tirs ont répondu des cris. Ceux de « medics ! », lancés de toutes parts, pour interpeller les soignants bénévoles. Présente au sein d’un cortège d’élus, la secrétaire nationale d’EELV, Marine Tondelier, a indiqué avoir formé un cordon pour protéger les blessés en attendant l’arrivée des secours.
Cette chaîne humaine aux écharpes tricolores a néanmoins été ciblée par la police, et le Samu a été empêché d’intervenir, d’après plusieurs témoignages et le bilan de la Ligue des droits de l’homme. Les organisateurs déploraient en fin de journée 200 blessés parmi les manifestants. Le pronostic vital d’une personne transférée au CHU était engagé.
Selon le dernier bilan des autorités, 47 gendarmes ont été blessés de leur côté. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a dénoncé des « violences inouïes et inacceptables commises contre nos gendarmes […], cautionnées par le silence de nombreux élus ». De nombreuses personnalités politiques ont pris la parole au sujet des événements.
Y compris l’ancien président François Hollande, pour qui « certains [n’étaient] pas là pour lutter contre les mégabassines, mais pour créer le chaos ». À ces paroles, les organisateurs avancent un autre scénario : « L’idée, qu’on va vous asséner, que deux armées se sont affrontées, est absurde, ça ne tient pas la route. C’était une armée face à une foule », a déclaré Benoît Feuillu, du mouvement les Soulèvements de la Terre.
On a connu des victoires avec les OGM, avec le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on va y arriver ici aussi.
Samedi soir, les esprits étaient abasourdis, les regards hébétés. Les organisateurs ont tenté de les réconforter en rappelant l’ampleur de la mobilisation et en annonçant la mise hors service d’une pompe et de l’ensemble de la tuyauterie de la bassine de Sainte-Soline. Surtout, ils ont tenté de garder leur cap : ils ne baisseront pas les bras tant qu’un moratoire sur la création de ces réserves n’aura pas été obtenu.
« Ce système des mégabassines fuit de toutes parts, a continué Benoît Feuillu. Notre but, c’est de l’arrêter et de forcer à changer le modèle agro-industriel. On a connu des victoires avec les OGM, avec le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on va y arriver ici aussi et on reviendra tant que ce sera nécessaire. »
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