Binka Jeliazkova en toute liberté
La première réalisatrice bulgare a vu son œuvre, marquée par une audace formelle et politique, censurée par le régime communiste. Elle est aujourd’hui (re)découverte en France.
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Nous étions jeunes et Le Ballon attaché / Binka Jeliazkova / 1 h 50 et 1 h 38.
En Bulgarie, aujourd’hui, on ne la connaît pas. Sauf dans le milieu du cinéma, où son souvenir reste marquant. Binka Jeliazkova (1923-2011) a pourtant été la première femme à accéder à la réalisation dans son pays. Et elle ne fut pas n’importe quelle cinéaste ! Son œuvre, par son audace formelle et politique, s’apparente à la Nouvelle Vague de l’Est, celle des Forman, Polanski, Kieślowski ou Jancsó. Mais la censure de l’État communiste est passée par là. Binka Jeliazkova fut, tout au long de sa vie, une artiste entravée, marginalisée. Quatre de ses films (sur neuf) ont été frappés d’interdiction.
Quasi inconnue en France (où deux films ont tout de même été montrés au Festival de Cannes il y a plus de quarante ans), Binka Jeliazkova a été (re)découverte par Sophie Mirouze, codéléguée générale du festival international du film de La Rochelle et responsable de la programmation cinéma du festival Un week-end à l’Est, qui se déroule chaque année à Paris.
C’est dans un documentaire sur les réalisatrices, du critique britannique Mark Cousins, que Sophie Mirouze a été émerveillée, à juste titre, par des plans de Nous étions jeunes, deuxième long-métrage de la cinéaste bulgare. Le distributeur Malavida a décidé de sortir en salle quatre de ses films en deux fois, en commençant par Nous étions jeunes et Le Ballon attaché.
Pour en savoir davantage, nous nous sommes adressés à Elka Nikolova, réalisatrice bulgare installée à New York, qui a signé en 2006 un beau documentaire sur Binka Jeliazkova, intitulé Binka : To Tell a Story About Silence.
Comment Binka Jeliazkova est-elle parvenue à réaliser son premier film, La vie s’écoule silencieusement ?
Elka Nikolova : Après les années de guerre, durant lesquelles elle a participé activement au mouvement antifasciste, où elle a rencontré son futur mari, Hristo Ganev, Binka Jeliazkova entre dans l’industrie cinématographique bulgare au début des années 1950. C’est-à-dire quelques années après que la Bulgarie est devenue un État communiste et peu de temps après la création, en 1948, de la nouvelle industrie cinématographique publique. Elle étudie la mise en scène de théâtre à l’Académie des arts dramatiques de Sofia, d’où elle sort diplômée en 1953. Hristo Ganev, lui, a étudié l’écriture au VGIK (Institut national de la cinématographie) de Moscou.
L’industrie cinématographique d’État avait besoin de personnes capables de réaliser des films, à des fins de propagande, dans le cadre du nouveau cinéma socialiste. En 1956, Binka Jeliazkova a l’opportunité de coréaliser son premier long-métrage, La vie s’écoule silencieusement, avec Hristo Ganev, auteur également du scénario. Elle devient ainsi la première femme à réaliser un long-métrage en Bulgarie et l’une des rares réalisatrices du cinéma mondial des années 1950.
Pourquoi les autorités ont-elles rejeté ce premier film ?
Dans les années 1940, l’industrie cinématographique bulgare commençait à se développer. Il existait quelques petites sociétés de production et un ou deux longs-métrages étaient réalisés chaque année, en moyenne. En 1948, ces sociétés ont été nationalisées et l’industrie publique a été créée. Hristo Ganev, étudiant à Moscou pendant les dernières années du stalinisme, a été le témoin direct du culte de la personnalité.
Il a écrit le scénario de La vie s’écoule silencieusement comme une réponse, dans le contexte bulgare, à cette expérience. Le film explore la vie d’un groupe d’anciens partisans après l’instauration du régime où ils occupent des postes de pouvoir. Il y est question des effets de cette situation sur leurs relations. Il montre aussi des abus de pouvoir.
Le film a été critiqué pour ne pas avoir présenté les partisans de la manière la plus héroïque qui soit. Il les dépeint plutôt comme faibles et doutant d’eux-mêmes. En conséquence, il a été censuré et n’a connu qu’une sortie très limitée, trente ans plus tard, en 1988. Il marque le début des difficiles relations de Binka Jeliazkova et Hristo Ganev avec le pouvoir en place.
Binka Jeliazkova a été interdite de tournage pendant cinq ans après Nous étions jeunes, qu’elle a réalisé en 1961. Pourquoi ?
Le scénario de Nous étions jeunes avait été écrit par son mari et comportait des éléments autobiographiques fondés sur leur passé dans la résistance. Il aborde les thèmes de la trahison et de la méfiance entre partisans. C’est aussi une allusion à leurs propres sentiments après l’interdiction de leur premier film. Alors que la presse en Bulgarie devait l’éreinter, le film a été vu par des journalistes soviétiques et invité au Festival du film de Moscou en 1961, où il a remporté la médaille d’or. Il n’y avait plus moyen de l’arrêter officiellement.
Nous étions jeunes est considéré comme l’un des classiques du cinéma poétique bulgare.
Nous étions jeunes est considéré comme l’un des classiques du cinéma poétique bulgare, et Binka a été reconnue comme faisant partie de la Nouvelle Vague, rompant avec les conventions de la période stalinienne. Mais, en représailles, elle a été interdite de tournage pendant près de cinq ans. Son mari a été licencié du studio de cinéma ; il n’a pas écrit d’autre long-métrage avant 1977.
Lorsque Binka Jeliazkova est à nouveau autorisée à tourner, elle réalise Le Ballon attaché. Comment voyez-vous ce film, esthétiquement et politiquement ?
C’est l’un de ses meilleurs films, car il montre sa capacité en tant que réalisatrice à exploiter tous les potentiels de l’art cinématographique. Sur un mode grotesque et ironique, le film raconte l’histoire d’un groupe de paysans qui poursuit un ballon de l’armée exerçant sur eux une grande fascination.
Il comporte également un élément très subversif : le personnage de la « jeune femme qui court », qui n’appartient pas au monde des villageois. Binka Jeliazkova m’a dit que celle-ci ne figurait pas dans le scénario original, adapté d’une œuvre littéraire ; elle l’a créée pour figurer une sorte d’alter ego.
C’était le premier film qu’elle réalisait sans son mari comme scénariste. Le film a connu lui aussi un destin malheureux. Présenté à l’Expo 67 de Montréal, il a suscité beaucoup d’attention. Mais, à son retour, il a été interdit, jusqu’à sa sortie, limitée, en 1990. Il a été jugé trop abstrait et vu comme une insulte envers les paysans bulgares et le chef du parti, également dirigeant du pays, le dictateur Todor Jivkov. C’est un autre film classique de Binka Jeliazkova qui résiste à l’épreuve du temps.
Leur Dernière Parole a connu un succès international, en particulier au Festival de Cannes. Qu’est-ce que cela a changé pour Binka Jeliazkova ?
Leur Dernière Parole, réalisé en 1973, est imprégné des idées féministes. C’est un film sur des femmes en prison qui résistent à l’oppression. Binka Jeliazkova, autrice également du scénario, exprime clairement ici sa frustration à l’égard du système dans lequel elle a été forcée de travailler.
Certaines des scènes sont considérées comme des représentations féministes puissantes et efficaces : celle où l’on coupe les cheveux des femmes, la danse des sorcières en transe, le saut au-dessus du feu et les rires collectifs. Je ne suis pas surpris qu’il ait fait impression à Cannes. Malheureusement, cela n’a pas beaucoup amélioré la position de Binka dans le cinéma mondial ; elle est demeurée confinée aux frontières de la Bulgarie et de l’Europe de l’Est.
Binka Jeliazkova et Hristo Ganev sont restés fidèles aux idéaux communistes, dites-vous, même lorsque le pays s’est ouvert à l’Ouest. Qu’est-ce que cela signifie ?
L’histoire raconte qu’à l’époque de la chute du mur de Berlin, alors que tout le monde se débarrassait de sa carte de membre du Parti communiste, Hristo Ganev s’est rendu au siège du parti pour être réinscrit, car lui et Binka Jeliazkova avaient été exclus du parti longtemps auparavant.
Leur idéalisme intransigeant ne pouvait que leur attirer des problèmes.
Une démarche avant tout symbolique qui témoigne de la complexité de leur situation vis-à-vis d’idéaux qu’ils ont toujours défendus – des idéaux qu’ils ont vus détournés, mal interprétés et dévalorisés par des personnes qu’ils connaissaient très bien. Malgré leur désillusion, ils croyaient encore à ce pour quoi ils s’étaient battus quand ils étaient plus jeunes. Leur idéalisme intransigeant ne pouvait que leur attirer des problèmes.