Mathilde : « Le féminisme est une pratique, pas une autoproclamation »
La chanteuse et militante féministe ne mâche pas ses mots et a beaucoup de choses à dire : grossophobie, validisme, cyberharcèlement, violences sexistes et sexuelles, sororité, #MeToo. Sans oublier les stratégies militantes pour renverser le patriarcat.
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La première rencontre a eu lieu lors du meeting féministe contre la réforme des retraites organisé par Politis. Avec sa chanson « Libre » et son poing levé, Mathilde avait marqué les esprits. Connue comme chansonnière anarcho-féministe – et pour être passée dans l’émission « The Voice » –, Mathilde n’a pas peur des mots pour s’engager dans des combats vitaux pour elle, la société et la démocratie.
Biberonnée par un père anarchiste et une mère « élevée au bon grain du MLF, qui est avant tout une sœur de lutte », elle partait avec un beau bagage politique. Mais celui-ci s’est étoffé récemment, notamment grâce à #MeToo. Désormais, elle lutte sur scène, sur les réseaux sociaux et dans la rue.
2015 : Participe à l’émission « The Voice » et rencontre le grand public.
2016 : Sortie de sa première chanson engagée, « Il était une fille », sur les violences conjugales.
2019 : Chante « Libre » devant des milliers de femmes, à la fin de la marche Nous Toutes.
2020 : Profite du confinement pour enregistrer un deuxième album, qui devrait paraître en 2023.
La veille de l’entretien, elle participait à un blocage routier « avec les camarades » dans l’Indre, où elle vit, contre la réforme des retraites. Elle cite Audre Lorde – « Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître » – et avoue qu’à l’approche des 40 ans elle sent qu’elle a encore beaucoup de choses à dire… bien plus radicales qu’aujourd’hui. Sa reine ? Brigitte Fontaine et sa chanson « Vendetta », qui crie : « Assez parlementé. Vive la lutte armée / Qu’on empale tous les mâles. » Le ton est donné.
Vous vous êtes mobilisée ces dernières semaines, que ce soit lors du 8 Mars ou contre la réforme des retraites. Comment vivez-vous le moment politique et militant actuel ?
Mathilde : Tous les 8 Mars, je suis face à une dichotomie : d’un côté, le dépit, car on se retrouve encore et toujours à lutter pour des droits qui devraient juste être la base de la société ; de l’autre côté, l’effervescence de la sororité. Je vis en partie à la campagne, au cœur de la diagonale du vide, donc les féministes enragées comme moi y sont très rares ! [Rires.] Plus globalement, les femmes sont très souvent isolées, et le système patriarcal joue là-dessus, comme le fait un pervers narcissique.
Je le vois même dans les commentaires haineux que je reçois sur les réseaux sociaux, car on me dit très souvent : « t’es seule », « personne ne t’aime », « personne n’écoute ta musique ». Se retrouver dans ces énormes manifestations, dans des cortèges où il n’y a quasiment que des meufs, c’est rassurant et ça donne de la force pour tenir jusqu’à l’année suivante ! C’est ça ou capituler, accepter d’être soumises et méprisées. Le choix est vite fait.
Votre militantisme passe aussi par vos chansons, alors que le monde de la musique n’est pas vraiment réputé pour être militant. Avez-vous subi des violences et discriminations ?
Après ma participation à l’émission « The Voice » en 2015, j’ai signé avec Naïve, le label de mes rêves. J’ai vite compris qu’ils avaient signé à l’aveugle, sans me connaître, alors que j’arrivais avec tout mon engagement politique et ma grande gueule. J’avais envie de dire et d’incarner beaucoup de choses, notamment de montrer le corps gros de manière belle et sensuelle. Le clip de ma chanson « Je les aime tous » ne leur a pas du tout plu. Une grosse sensuelle, c’était trop pour eux !
Le clip de ma chanson « Je les aime tous » ne leur a pas du tout plu. Une grosse sensuelle, c’était trop pour eux !
Et je n’étais pas d’accord avec les choix de photos : j’avais l’impression d’être déguisée pour vendre des yaourts ! J’ai réalisé les limites de ma liberté et pris conscience de l’injonction « On paye, alors on décide pour toi ». Comme dans un couple toxique. Ils ont également refusé ma première chanson militante, « Il était une fille », sur les violences conjugales que j’avais vécues. Je pensais faire l’unanimité sur ce thème, mais non. C’était un an avant #MeToo…
Dans le monde de la musique, mon corps et ma parole dérangeaient ! Il y a beaucoup de grossophobie, de misogynie, mais aussi de validisme. Quand j’ai proposé de rendre mon travail accessible aux personnes sourdes, avec un spectacle dans lequel on serait trois sur scène, sans hiérarchie, avec la traduction des paroles en langue des signes, j’ai perdu une grande partie de mon équipe. Aujourd’hui, je travaille avec une autre équipe pour mon deuxième album et il est évident pour tout le monde qu’on ne sépare pas la Mathilde artiste de la Mathilde militante !
Quel a été l’impact de #MeToo dans votre vie ?
Je pensais être très politisée, une féministe très radicale et déconstruite, mais MeToo m’a réveillée. À cette époque, j’avais donc perdu mon label à cause d’une chanson sur les violences conjugales, et mon équipe car je voulais sortir une autre chanson engagée le 8 Mars. Il ne me restait que mon éditeur, Gérard Davoust, des Éditions Raoul Breton, qui est mon allié indéfectible ! #MeToo m’a ôté des œillères sur le fait que je n’étais pas respectée dans mon travail, dans ma vie de couple, dans mon intégrité… J’ai changé personnellement car j’ai compris qu’on pouvait dire « stop », « non », et c’est devenu l’essentiel de mon vocabulaire.
J’ai décidé de continuer à écrire des chansons pour que les femmes qui les écoutent se sentent invincibles, qu’elles aient envie de cracher du feu !
#MeToo m’a encore plus précarisée car j’ai fait des choix drastiques concernant les personnes avec qui je voulais travailler. J’ai vécu une descente aux enfers et, quand j’ai atteint le fond de la piscine, j’ai découvert la sororité. Je me suis dit : « Bon, OK, je suis grosse, femme, j’éprouve de la dysphorie de genre sans être spécialement identifiée comme trans, je suis radicale, anarchiste et artiste. Qu’est-ce que je fais maintenant ? » J’ai décidé de continuer à écrire des chansons pour que les femmes qui les écoutent se sentent invincibles, qu’elles aient envie de cracher du feu !
En novembre dernier, lors de la remise des prix de l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles en politique, vous avez dédié votre discours aux femmes « patriarcaptives ». Qu’est-ce que cela signifie ?
La patriarcaptivité est un instinct de survie car nous n’avons pas toutes les mêmes armes, le même caractère pour faire face au système patriarcal. Or celui-ci est perpétué par des gens qui jouent sur les peurs des femmes pour mieux les asservir. Afin de survivre dans ce système, les femmes ont le choix soit de grimper les échelons de pouvoir via les outils patriarcaux, soit de n’en utiliser aucun mais de se faire harceler, voire violenter. Je ne juge pas les femmes qui choisissent la première option car elles estiment ne pas avoir les ressources pour faire autrement. On fait toutes comme on peut.
Je suis tout de même déchirée de voir des femmes comme notre Première ministre participer à ce système, qui facilite le masculinisme ordinaire de l’ultralibéralisme aux valeurs profondément virilistes, au lieu de défendre les droits des femmes. Mais j’éprouve beaucoup de sororité pour les patriarcaptives parce que je ne suis pas féministe pour les femmes déjà convaincues.
Je n’aime pas beaucoup l’entre-soi, donc je suis féministe pour celles qui restent à convaincre. D’ailleurs, j’ai été choquée quand j’ai vu La France insoumise ricaner dans l’Hémicycle au moment où Aurore Bergé s’est mise à parler publiquement des violences conjugales qu’elle a subies.
En 2017, pourquoi avez-vous accepté de rejoindre le parlement de l’Union populaire, en soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon ?
À chaque élection, je vis un conflit entre mes convictions anarchistes et l’héritage des femmes et des féministes qui se sont battues pour le droit de vote. Je ne crois pas au vote blanc, que je considère comme un vote lâche, dépolitisé. En 2017, La France insoumise était le seul parti dans lequel des femmes puissantes étaient présentes en nombre, et le programme, écrit par de vraies gens, tentait de dépyramidaliser le pays.
Cela m’a convaincue de rejoindre leur parlement composé de personnes de la société civile, tout en prévenant que je gardais ma liberté de penser et de parler. Le premier « red flag (1) » pour moi a été la plainte déposée contre Éric Coquerel pour harcèlement et agression sexuels. Il n’y a pas eu beaucoup de réactions, mais je me suis dit qu’il serait bien sermonné en interne. Puis il y a eu la révélation de la main courante déposée par la femme d’Adrien Quatennens contre son mari pour violences conjugales.
Le red flag, en français drapeau rouge, a ici le sens de signal d’alerte.
J’ai attendu que les membres de LFI nous expliquent comment ils allaient gérer cette situation, mais ils ont opté pour le silence total. J’estime que le traitement par le silence est une maltraitance, voire une violence. Au bout de quelques jours, j’ai envoyé un mail annonçant mon indignation face à cette non-réaction, et j’ai quitté le parlement.
Le féminisme n’est donc pas encore complètement acquis à gauche ?
Je crois dans la parole des femmes, donc voir comment cela avait été géré de manière institutionnelle au sein de LFI m’a indignée. La gauche n’est pas exempte de patriarcaptivité et, dans l’angle mort de Jean-Luc Mélenchon, il y a son masculinisme. Il s’entoure de petits masculinistes qui se croient déconstruits, qui pensent être féministes parce qu’ils sont de gauche. C‘est le cas dans toute la gauche.
Je crois dans la parole des femmes, donc voir comment cela avait été géré de manière institutionnelle au sein de LFI m’a indignée.
Le cas de Julien Bayou n’a pas été mieux géré. Les uns et les autres doivent prendre conscience qu’ils sont à l’intérieur de la centrale nucléaire du patriarcat ! L’introspection ne se fait pas car il est difficile pour eux de lâcher leurs privilèges de mecs, mais ils doivent enfin comprendre que le féminisme est une pratique, pas une autoproclamation, une formule magique. Depuis, je me sens apatride politique. Si je ne peux pas voter pour une femme qui a un programme féministe, je préfère lutter sur le terrain et dans la rue.
Comment lutter alors ?
J’ai rejoint le collectif de la Relève féministe, qui s’est créé à ce moment-là, contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la politique, pour changer le paradigme de l’étau. Habituellement, ce sont les féministes qui sont prises en étau entre les mascu de droite et les mascu de gauche, alors qu’il faut que ce soient les mascu de gauche qui se retrouvent en étau entre les féministes de l’extérieur et celles de l’intérieur. Cette pression venant de tous les côtés doit leur faire prendre conscience qu’être masculiniste et de gauche, ce n’est pas possible ! Soit tu assumes et tu votes à droite, soit tu arrêtes.
Vous subissez un cyberharcèlement violent depuis des années. Votre chanson « Libre » a été écrite en 2018, à partir des commentaires haineux que vous avez reçus sur les réseaux sociaux après votre témoignage lors de MeToo. Quelles répercussions cela a-t-il sur votre vie ?
Je viens de sortir le clip de la chanson « Libre » et j’ai constaté à quel point les commentaires étaient toujours les mêmes, à quel point rien n’a changé cinq ans après. Je suis un électron libre, une tête brûlée, je me fiche du « shadow banning (2) » sur les réseaux sociaux. Donc, un jour, j’ai décidé d’afficher publiquement les commentaires haineux avec les noms et les têtes de leurs auteurs ! Ils se plaignent mais je leur rétorque que, s’ils ne m’attaquent pas, je n’aurai rien à afficher.
Le shadow banning, en français bannissement furtif, est, dans une communauté en ligne, le blocage total ou partiel d’un utilisateur ou de sa production, à l’insu de celui-ci. (Wikipedia).
Il faut comprendre que ma vie entière est scrutée, et ils s’attaquent à tout. Par exemple, lorsque j’ai créé une cagnotte en ligne pour m’aider à financer des clips, ils m’ont accusé de mentir, d’extorquer les gens, le fisc. Et aujourd’hui les attaques viennent de partout : pour les fachos, je suis une affreuse wokiste ; pour les gens de gauche, quand je tape sur Mélenchon qui n’est pas assez féministe, je suis une affreuse facho.
C’est venu graduellement, mais depuis quelque temps cela a pris une tournure différente. Il existe désormais un groupe sur Facebook, intitulé « Neurchi de Fathilde », qui compte plus de 3 500 personnes dont le but est de recruter des gens afin qu’ils me harcèlent ensuite sur mes réseaux. Ils font des montages grossophobes, transphobes, dans lesquels je suis pendue.
Je passe une heure chaque matin à nettoyer mes réseaux sociaux car oui, les trolls mascu sont matinaux !
C’est partout, tout le temps. Je passe une heure chaque matin à nettoyer mes réseaux sociaux car oui, les trolls mascu sont matinaux ! En fait, ils me vouent un culte, et c’est effrayant, car ces 3 500 personnes de Facebook peuvent être n’importe où autour de moi : c’est peut-être le chauffeur de taxi qui me ramène chez moi ou le gars qui marche à côté de moi dans la rue. Ça commence à sérieusement déborder sur ma vie quotidienne.
Pour ma future tournée, j’ai commencé à dire à mon équipe qu’il faudrait peut-être prévoir un service d’ordre. Pour la marche du 8 Mars, je devais être debout sur le char des Rosies : je me suis surprise à chercher sur Internet s’il existe des gilets pare-balles grande taille car je reçois des menaces de mort.
Ces mecs sont des harceleurs mais le sentiment d’impunité est puissant. Internet est un no man’s land en termes de droits des femmes alors que c’est le dernier bastion à ne pas laisser aux mains des fachos et des masculinistes ! Il y a un vide juridique, un manque de moyens pour les enquêtes, et c’est inacceptable.