Comment les patrons tueurs échappent à la justice
Chaque jour, plus de deux personnes meurent au travail, chiffre en hausse depuis les années 2010. Ces accidents sont souvent causés par une organisation défaillante et de graves manquements au droit du travail et à la prévention des risques.
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Moussa Sylla, une mort qui embarrasse l’Assemblée nationale « On nous disait qu’il n’y avait rien à craindre » « Les ouvriers sont-ils des travailleurs jetables ? »« Vous savez combien il y a d’accidents de chasse par an ? Huit, et tout le monde en parle. De morts au travail ? Plus de deux par jour ! Et pourtant, tout le monde s’en fiche. » Au tribunal correctionnel de Pontoise, l’avocate Marion Ménage assène ce qui commence à devenir pour elle une plaidoirie habituelle.
Depuis 2014, la Fédération nationale des salariés de la construction, bois et ameublement (FNSCBA) de la CGT a décidé de prendre à bras-le-corps le sujet des accidents du travail mortels. Et pour cause : avec 176 décès répertoriés en 2019, le secteur du BTP est le plus touché par ce phénomène. « Face à ce constat, on avait envie de se mobiliser mais sans vraiment savoir à quelle montagne on allait s’attaquer », raconte Marion Ménage.
L’objectif est triple : réaliser un travail de recensement, suivre les procédures pénales en se portant partie civile dans de nombreux dossiers et porter une voix politique et systémique dans des procès où ces notions sont bien souvent absentes.
Pourtant, le caractère systémique des accidents mortels du travail n’est plus à prouver : 733 personnes au minimum (1) sont décédées en 2019 selon l’assurance-maladie, dernière année de référence avant le covid. Ces deux morts quotidiennes au travail sont pourtant largement cantonnées à ce que leur dénomination sous-entend : des accidents.
Ces chiffres de l’assurance-maladie ne prennent pas en compte les morts au travail des secteurs agricole et public, par exemple. Vraisemblablement, le nombre d’accidents mortels du travail se rapproche de la barre des 800 en 2019.
« On a l’impression que les employeurs ne sont pas considérés comme des justiciables comme les autres », souffle Simon Picou. Cet inspecteur du travail en Seine-Saint-Denis soulève un point majeur : le code du travail oblige les entreprises à garantir la sécurité de leurs salariés. Or ces « accidents » ne sont que rarement le fruit de la malchance.
Manque de formation, de mise à disposition de matériel sécurisé, de procédure de sécurité fiable, cadence infernale. Les facteurs explicatifs sont nombreux et varient selon chaque cas. Pris séparément, ils empêchent justement de percevoir le caractère systémique du phénomène. Pourtant, ils pointent tous une potentielle responsabilité de l’employeur. Mais celle-ci est largement invisibilisée au sein de la société.
Ce sont quand même des homicides, mais on a l’impression que ça n’a pas d’importance pour la justice.
En exclusivité, Politis révèle des chiffres sur le traitement pénal des accidents du travail. Selon le ministère de la Justice, entre 2012 et 2021, 963 entreprises ont été condamnées pour homicide involontaire dans le cadre du travail ou par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail. Un chiffre relativement faible lorsqu’il est mis en parallèle avec les 5 709 décès (2) sur la même période.
Même remarque : ces chiffres sont ceux de l’assurance-maladie et sont donc minorés. On peut facilement supposer que ce chiffre s’élève à 6 000 morts dans un accident du travail sur la période 2012-2021.
Comment expliquer un tel écart ? « Il y a des choix politiques qui sont faits par le ministère de la Justice. On a le sentiment que le droit du travail n’y figure pas comme priorité », confie Simon Picou. Un sentiment partagé par de nombreuses familles de victimes.
« Ce sont quand même des homicides, mais on a l’impression que ça n’a pas d’importance pour la justice. Quand les manquements sont là, on ne comprend pas pourquoi les choses n’avancent pas », souffle Fabienne Bérard, qui a perdu son fils, Flavien. Une pièce métallique de plusieurs dizaines de kilos est tombée sur lui sur un chantier de forage, début 2022.
Des enquêtes longues et complexes
En vérité, l’ouverture d’une information judiciaire – et donc la nomination d’un juge d’instruction chargé de l’enquête – est très rare. Sans cette ouverture, les dossiers d’accident du travail sont traités par des enquêtes préliminaires. Ce qui empêche les familles d’obtenir des informations sur le suivi de leur dossier, respect du secret de l’enquête oblige.
« L’information judiciaire est un non-sujet, balaie Alix Bukulin, substitut du procureur au tribunal de Bobigny, Aujourd’hui, les juges d’instruction sont surchargés et doivent prioriser les dossiers où il y a des suspects en détention provisoire. Leur donner un accident du travail, c’est la garantie que ce ne sera pas une priorité. Les procureurs ont les outils suffisants pour mener les enquêtes. »
Ces enquêtes préliminaires se divisent en deux branches : une enquête réalisée par la police ou la gendarmerie, une autre réalisée par l’inspection du travail. Une division du travail qui ne facilite pas les choses. De son côté, la police doit enquêter sur des faits techniques sur lesquels elle n’est pas ou peu formée.
Surtout, ces investigations longues et complexes ne sont pas une priorité et de nombreux dossiers prennent alors la poussière. « Je me rappelle la tête que l’on m’a faite quand je me suis déplacée au commissariat d’Aubervilliers en demandant que l’on me fournisse tous les dossiers d’accident du travail en cours, raconte Alix Bukulin, et il fallait voir la mienne quand j’ai vu la pile de dossiers qu’on m’a sortie ! »
L’inspection du travail, elle, apporte une expertise technique nécessaire. Mais, avec à peine plus de 1 700 agents, les services sont surchargés. En six ans, à l’échelle nationale, plus de 300 postes d’agents de contrôle équivalent temps plein ont été supprimés.
Cette enquête à deux têtes aboutit parfois à des situations ubuesques. Comme pour l’accident mortel de Ludovic Marais, apprenti barman, mort à 19 ans en décembre 2019, percuté par un monte-charge. « Tant que l’inspection du travail n’a pas rendu ses conclusions, la police délaisse un peu le dossier. Sauf que là, le monte-charge est placé sous scellé et donc l’inspection du travail ne peut y avoir accès sans aide de la police. Donc ça s’éternise », note Marion Ménage, qui représente la famille Marais dans ce dossier. Le recensement qu’elle effectue avec la CGT en atteste. Sur ses douze dossiers d’accident du travail mortel datant de 2015, cinq sont toujours en cours !
Le parcours semé d’embûches pour obtenir un procès pénal ne s’arrête pas là. Une fois les enquêtes terminées, c’est au parquet de décider d’engager des poursuites. Là non plus, la tâche n’est pas aisée. « Dans ces dossiers, la qualification des infractions est très exigeante. Elles sont éminemment techniques et la loi est très contraignante », note Antoine Haushalter, substitut du procureur de Bobigny en charge des accidents du travail. « Pour le dire clairement, c’est beaucoup plus simple pour le parquet de qualifier un homicide involontaire pour un chauffard que pour une entreprise », abonde sa collègue Alix Bukulin.
Les entreprises ont parfois des chaînes de responsabilité les plus longues possible, ce qui rend les investigations compliquées.
En cause, notamment, la difficulté de poursuivre pénalement une « personne morale » – le terme juridique d’une entreprise. « Pour les poursuivre, il faut qu’on arrive à identifier une personne physique en charge de cette personne morale. Or les entreprises ont parfois des chaînes de responsabilité les plus longues possible, ce qui rend les investigations compliquées et la responsabilité diffuse », poursuit Antoine Haushalter. Un mécanisme qui permet aux chefs d’entreprise de ne pas être poursuivis en tant que personne physique.
C’est le cas dans le procès de Pontoise évoqué plus haut. En ce jour de janvier 2023, l’entreprise Placoplatre est jugée pour homicide involontaire. Nicolas Rousseaux, un ouvrier de 35 ans, est mort en septembre 2019 lorsqu’un bloc de gypse de plusieurs centaines de kilos s’est détaché d’un pilier et est tombé sur lui au fond d’une carrière. Outre l’entreprise, une personne physique est également à la barre ce jour-là : Mickaël V. Le chef d’entreprise ? Pas vraiment.
Le jour de l’accident, Mickaël V. était la personne responsable pénalement sur le chantier. Il remplaçait son chef, qui possédait déjà une délégation de pouvoir, parti en vacances trois semaines. C’est donc lui qui est jugé, bien que les manquements reprochés par l’enquête – défaut de formation, absence de moyen de télécommunication, recours massif à l’intérim – soient largement structurels.
Pour les procureurs, il est également difficile de remonter jusqu’à la responsabilité de l’entreprise donneuse d’ordre dans des dossiers où les cascades de sous-traitance sont monnaie courante. Ainsi, 368 entreprises mises en cause n’ont finalement pas été poursuivies entre 2012 et 2021.
Enfin, pour celles qui se retrouvent devant les tribunaux, 75 % sont condamnées. Un taux élevé. « Une fois que les dossiers arrivent devant le tribunal, on a rarement des relaxes ; globalement, les juridictions cognent », souligne Marion Ménage. Mais les condamnations sont mesurées. Les personnes physiques ne sont quasiment jamais condamnées à de la prison ferme – elles encourent jusqu’à cinq ans de réclusion.
Et les montants des amendes restent assez faibles pour les entreprises, de l’ordre de 35 000 euros en moyenne, selon les informations de Politis. Des montants variables mais qui n’atteignent jamais, ou presque, le maximum de 375 000 euros.
À Pontoise, Placoplatre a été condamnée à 40 000 euros d’amende – pour un chiffre d’affaires de près de 550 millions d’euros. « Je ne comprends pas comment on peut donner des amendes aussi faibles à de si grands groupes. La mort d’un fils, d’un mari, est inacceptable, impardonnable », confie Fabienne Bérard.
Je ne comprends pas comment on peut donner des amendes aussi faibles à de si grands groupes.
« On comprend ce ressenti des victimes, glissent Alix Bukulin et Antoine Haushalter, mais, nous, on défend la société dans son intégralité. En l’occurrence, proposer des amendes trop importantes, c’est potentiellement mettre en péril financier une entreprise, et donc, in fine, des salariés. »
De son côté, Simon Picou s’interroge : « Si des dirigeants d’entreprise étaient vraiment condamnés sur ce type de délinquance, ça les inciterait peut-être à mettre en place de vraies politiques de sécurité pour leurs employés. » « Veut-on vraiment une justice de l’exemple ? Ça n’a jamais marché », lui rétorquent les procureurs, pour qui « le problème est en amont ». « Nous, on arrive toujours trop tard, il faut travailler sur les contrôles et sur la prévention. »
Quelle prévention ?
Accentuer les contrôles et la prévention : un avis sur lequel tous les interlocuteurs compétents s’accordent. Une voie que ne semblent pourtant pas prendre les gouvernements successifs en démantelant régulièrement les services publics. « Comment voulez-vous qu’on fasse plus de contrôles alors qu’on n’arrive déjà pas à effectuer notre charge de travail ? » regrette Bernard*, inspecteur du travail depuis près de quarante ans.
Le prénom a été modifié.
Il poursuit : « Et même quand on fait remonter aux parquets des petites infractions liées à la sécurité, ils ne les traitent pas. Donc ça ne sert à rien. » « On a un stock de dossiers et nos moyens sont limités. Donc, oui, il y a de la concurrence pour savoir quel dossier on va prendre. Dans les parquets, c’est comme aux urgences, on priorise les cas les plus graves », justifie Antoine Haushalter.
Côté prévention, le ministère du Travail a reçu un collectif de familles de victimes d’accident du travail le 2 février dernier. Parmi leurs demandes : « qu’il y ait une réelle volonté des pouvoirs publics de se préoccuper de ce phénomène et de développer toutes les mesures nécessaires de prévention ». Ces familles seront de nouveau reçues le 4 mars, à la suite d’une marche blanche organisée à Paris.
Seront-elles entendues ? Rien n’est moins sûr. Les dernières mesures mises en place par les gouvernements successifs s’attachent en effet davantage à détricoter le code du travail qu’à accentuer la sécurité des salariés. Loi travail, suppression des CHSCT, développement massif de l’autoentreprenariat, recours important à l’intérim… Autant de facteurs qui peuvent expliquer cette hausse des accidents mortels au travail ces dernières années.
De nombreuses entreprises reconnaissent ne pas être impliquées en matière de prévention.
« Il apparaît que les actions de prévention ne font pas partie du quotidien de tous les salariés, et de nombreuses entreprises reconnaissent ne pas être impliquées en matière de prévention. Les données disponibles montrent aussi que les conditions de travail ne s’améliorent pas, voire s’aggravent dans certains cas », assène même la Cour des comptes dans un rapport datant de décembre 2022.
La CGT Travail Emploi Formation professionnelle conclut, dans un communiqué : « Comment s’en étonner quand toutes les institutions qui contribuent à la prévention des risques au travail – CHSCT, Carsat, inspection du travail, médecine du travail – ont subi un démantèlement méthodique ces dernières années ? »
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