Darmanin veut la peau de la police judiciaire

INFO POLITIS. La direction centrale de la police judiciaire, créée en 1907 par Georges Clemenceau, sera enterrée le 1er juillet. Alors que le 16 mars, policiers et magistrats se mobilisent une nouvelle fois contre cette réforme, des promesses gouvernementales ne seront pas tenues : des services seront mutualisés et le budget actuel de la DCPJ pas garanti.

Nadia Sweeny  • 14 mars 2023
Partager :
Darmanin veut la peau de la police judiciaire
Policiers protestant contre la réforme devant le commissariat de Toulouse, le 6 mars.
© Charly TRIBALLEAU / AFP

« Le temps du dialogue est terminé. » Le message est limpide, à la veille d’une nouvelle mobilisation contre la réforme de l’institution policière. Ce message, transmis d’après nos informations  par Jérôme Bonet, directeur central de la police judiciaire, aux différents chefs de cette dernière, se veut menaçant : « Dans la police, il y a un principe hiérarchique : le chef a dit, donc on fait. » Il demande à ces chefs de « protéger les gens d’eux-mêmes » et d’éviter « les débordements » sous peine d’en « subir les conséquences » menace-t-il clairement.

ZOOM : Mémento des sigles des différentes directions mentionnées
  • DCPJ : direction centrale de la police judiciaire
  • DCSP : direction centrale de la sécurité publique
  • DDPN : directeur départemental de la police nationale
  • DIPN : direction interdépartementale de la police nationale
  • DTPN : direction territoriale de la police nationale

Jérôme Bonet veut éviter l’embrasement alors qu’il est porteur d’une nouvelle qui pourrait enflammer le mouvement de contestation : la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) va mourir le 1er juillet prochain, diluée avec les services d’investigation de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Les « PJistes » seront placés sous la coupe d’un puissant directeur départemental de la police nationale (DDPN), lui-même rattaché au préfet.

Jusque-là, la police fonctionnait en tuyaux d’orgue. La DCPJ, réputée pour son excellence, traitait le moyen et le haut spectre de la criminalité, soit 2 % des affaires les plus complexes. De son côté, la DCSP abritait un service d’investigation qui s’occupait de la petite et de la moyenne délinquance, soit 98 % des affaires. Or ce dernier a accumulé un stock de deux millions d’affaires non traitées.

Sur le même sujet : Préfets, les jouets de Macron

Surmené, il souffre d’une baisse de la qualité de ses procédures et d’un effondrement de ses taux d’élucidation. L’Intérieur a donc décidé de le fondre avec la police judiciaire dans une filière « investigation », avec l’espoir que les 5 673 personnels de la PJ viennent en aide aux 17 400 personnels affectés aux petites enquêtes.

 C’est aussi stupide que de mettre le Raid à la circulation.

«C’est aussi stupide que de mettre le Raid [unité d’élite d’intervention] à la circulation : du gaspillage de ressources humaines ! » s’étouffe Christian Mouhanna, chercheur au CNRS, spécialiste de la police. La PJ est mise à mort, malgré des taux d’élucidation atteignant 95 % en matière de trafics de stupéfiants.

En rattachant ces services au directeur départemental et au préfet, ce projet affecte aussi l’équilibre des pouvoirs en faveur de celui de l’administration contre celui du judiciaire. Aujourd’hui, la PJ dépend de sa direction centrale, mais surtout de l’autorité judiciaire à qui elle rend des comptes. L’administratif local a peu d’emprise sur elle, ce qui en fait l’une des directions les plus autonomes de la police mais également les plus honnies par la hiérarchie policière. Demain, celle-ci reprendra la main.

Comment en est-on arrivé là ? À l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, un vent réformiste souffle : « Chaque ministère devait proposer des choses disruptives à mettre en œuvre rapidement », se souvient un ancien haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Christophe Castaner pose les jalons de ce changement, d’abord pensé pour l’outre-mer, où crises politiques et sociales surgissent régulièrement.

« On pensait gagner en réactivité en ayant des forces de police rassemblées sous commandement local unique, défend le haut fonctionnaire. La problématique de la PJ ne se pose pas de la même manière là-bas : l’organisation y était très particulière. » Dès 2020, les directions territoriales de la police nationale (DTPN) s’imposent dans les territoires d’outre-mer. Très vite la nostalgie de la départementalisation tentée par Pierre Joxe dans les années 1990 refait surface.

ZOOM : Patrice Bergougnoux, préfet honoraire : « Tout cela est un échec »

« Cette réforme n’est pas la même que celle de Pierre Joxe en 1990, qui ne concernait que la police aux frontières, la sécurité publique et les renseignements. Joxe avait compris qu’il ne fallait pas inclure la police judiciaire. D’abord parce que c’était, et c’est toujours, la direction qui donne les meilleurs résultats. D’autre part, nous savions que l’inclure engendrait, de fait, un déséquilibre des pouvoirs. Une prise en main de l’administratif sur le judiciaire. Or cette tendance est dangereuse pour notre pays : on passe d’un pouvoir démocratique à un dispositif autoritaire. La réforme telle que présentée aujourd’hui me fait penser à celle des renseignements généraux (RG) de 2008. Les RG – concentrés sur les phénomènes terroristes – ont été avalés par la direction de la surveillance du territoire (DST), spécialiste du contre-espionnage. Cela a créé une désorganisation profonde des renseignements, qui, affaiblis, sont passés à côté de la menace jihadiste. Or la raison principale de ce changement fut la haine féroce qui opposait Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, à Philippe Massoni, patron des RG. Sarkozy a même dû attendre d’être président pour l’imposer, car Jacques Chirac refusait de signer ses décrets pour démanteler les RG. In fine, il s’agit aussi du même mouvement que celui ayant prévalu avec la réforme des corps et carrières de 1995 – qui a mélangé les inspecteurs et les policiers en tenue. On mixe et on tourne le dos à la spécialisation. Je pense que tout cela est un échec. »
———————————-
* Patrice Bergougnoux est aussi ancien conseiller technique du ministre de l’Intérieur Pierre Joxe dans les années 1980, ancien directeur général de la police nationale (1998-2002).

La colère monte

Après le Beauvau de la sécurité en septembre 2021, Emmanuel Macron souhaite que « cette organisation soit généralisée en 2023 », témoigne dans Ouest-France Frédéric Dupuch, coordinateur du projet. L’« expérimentation » est élargie, sans avertir les magistrats concernés. Personne ne sera en mesure d’expliquer les contours de la nouvelle organisation. La colère monte.

Au même moment, Frédéric Dupuch est mis en cause dans un scandale de triche au concours des commissaires en faveur de sa maîtresse. Embarrassé, le ministère change de coordinateur et de tactique. « L’été 2022 est un moment de bascule : on passe d’une logique de remontée du terrain à une logique descendante, confirme Frédéric Macé, de l’Association française des magistrats instructeurs, juge d’instruction à Caen. Le ministère de l’Intérieur reprend les choses en main et diffuse ses organigrammes. »

C’est la mort de la lutte contre le crime organisé et la délinquance économique et financière.

Le 9 juin 2022, une fiche nommée « Propositions de structuration de la filière judiciaire dans les départements » est diffusée en interne. Le document, que Politis s’est procuré, expose les pistes de « fusion des services au niveau départemental » avec trois options d’organigramme. Celle initialement retenue impliquait déjà la « concentration de l’essentiel des moyens d’enquêtes spécialisés au niveau départemental », une organisation qui « pourrait faire craindre une dilution des compétences en la matière », peut-on lire.

Dans la foulée, les « PJistes » organisent la fronde. L’Association nationale de la police judiciaire est créée le 17 août, hors des syndicats majoritaires. Elle rassemble près de la moitié des policiers de la PJ, qui descendent dans la rue et imposent le bras de fer avec leur ministère. « On veut sortir la PJ de cette réforme », plaide un vice-président de l’association. Les commissaires qui les soutiennent sont discrètement éloignés.

Le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, ancien bras droit du sarkozyste Bernard Squarcini (1), est missionné pour éteindre la révolte à grands coups de visites dans les commissariats et de courriers à ses troupes. « La PJ ne va pas disparaître », jure-t-il. Mais la mayonnaise ne prend pas. La « haie du déshonneur » qui l’accueille à Marseille, le 6 octobre, coûte son poste au directeur de la zone sud de la PJ (2), Éric Arella. La déflagration est puissante et enflamme l’opposition.

1

Mis en examen dans diverses affaires, principalement pour avoir utilisé les réseaux des renseignements au profit de ses amis politiques ou ses intérêts personnels.

Les magistrats rejoignent la bataille alors que leur ministre de tutelle se mure dans le silence : « Le volet réorganisation de la PJ est un périmètre strict du ministère de l’Intérieur. Je n’ai pas à me prononcer », se contente de dire Éric Dupond-Moretti devant le Sénat. Face à Beauvau, Vendôme joue la docilité.

Les magistrats s’expriment alors via leurs instances professionnelles. Syndicats, conférence nationale des procureurs, des procureurs généraux, Association française des magistrats instructeurs. Même le Conseil supérieur de la magistrature – fait rarissime – fait part dans un communiqué de sa « profonde préoccupation ».

2

Le territoire français est découpé en sept zones de défense et de sécurité.

Les commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat lancent leurs missions d’information à l’automne, offrant aux détracteurs un espace d’expression. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, alerte à l’Assemblée nationale : « L’échelon départemental n’est pas adapté à la police judiciaire. »

Il pointe le risque d’abandon de la lutte contre la délinquance financière, déjà en grande difficulté. Marc Cimamonti, procureur général près la cour d’appel de Versailles, avertit aussi : si l’autorité devient départementale, « les moyens basculeront en sécurité publique au détriment de la police judiciaire ».

Gérald Darmanin réplique en confiant un audit à trois inspections générales : l’administration, les services judiciaires et la police nationale. Une partie des inspecteurs sont issus des cabinets ministériels et la lettre de mission se veut sans équivoque : « Cette évaluation portera en particulier sur les bénéfices de la réorganisation pour l’action de la police nationale. »

Malgré cela, le rapport, rendu le 1er février 2023, est critique. La réforme ne fait pas disparaître les stocks d’affaires non traitées mais, en plus, « les quelques avantages constatés ne résultent pas d’elle, remarque Olivier Cahn, chercheur au Cesdip (3). Pire : si le ministre suit toutes leurs recommandations, comme il l’a annoncé, le contenu de sa réforme tombe à l’eau ! »

3

Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales.

Les rapports parlementaires alourdissent la charge. Le Sénat appelle à un moratoire jusqu’aux Jeux olympiques. Mais Gérald Darmanin est un homme pressé. Cette réforme devait déjà s’appliquer en janvier 2023, alors pas question d’aller au-delà de décembre. « On sera prêts pour les JO 2024 », assure-t-il.

Concentration des pouvoirs

Le ministre de l’Intérieur multiplie les promesses pour rassurer et force le passage. Il prétendait qu’aucun service judiciaire ne serait fermé, et que missions et services seraient sacralisés. Or, d’après les derniers éléments transmis en interne et dont Politis a été informé, budgets et effectifs ne sont pour le moment assurés que pour 2023.

Les services sont juxtaposés pour cette année : les fusions et, par conséquent, les fermetures devraient s’installer progressivement à partir de 2024 et le budget actuel de ce qui était la DCPJ n’est pas garanti. Les postes administratifs ne seront pas tous conservés.

Alors que le DGPN avait annoncé une division « probité » – lutte contre la criminalité financière – rattachée à une direction zonale, pour éviter l’ingérence dans des dossiers mettant en cause des notables locaux naturellement proches du préfet et du futur DDPN, on apprend que cette direction n’aura en réalité aucune autorité ni aucune troupe.

Tout sera rattaché au puissant DDPN, entre les mains duquel sont concentrés l’ensemble des pouvoirs opérationnels. « C’est la mort de la lutte contre le crime organisé et la délinquance économique et financière », annonce Marion Cackel, magistrate, présidente de l’Association française des magistrats instructeurs.

Source : sous-direction de la lutte contre la criminalité financière (SDLCF).

Pour parer les critiques, le ministre avait fait mine de créer une direction interdépartementale (DIPN), se résumant en réalité à un DDPN amélioré, qui pourra projeter des troupes sur les départements qui lui sont rattachés, mais sans aucun pouvoir hiérarchique sur le DDPN concerné. « Cela ne fonctionnera pas : les DDPN seront en concurrence les uns avec les autres pour leur carrière, souffle la magistrate. En plus, ils rendront compte directement au préfet et au ministre, même des enquêtes judiciaires : c’est un cauchemar. »

D’autant que le découpage territorial questionne : quinze départements « autonomes » de métropole n’ont aucun rattachement. « Ça crée des zones blanches où il n’y aura pas d’effectifs spécialisés, s’alarme Frédéric Macé. La Loire, par exemple, n’a pas d’officier de police judiciaire spécialisé en matière financière. Aujourd’hui, c’est le département frontalier qui dépêche des enquêteurs. Demain, si un gros dossier financier tombe, on saisit qui ? La direction zonale, le national, le DIPN de la zone frontalière ? » s’interroge le magistrat.

Le cabinet du ministre et la DGPN refusent de communiquer avant la publication officielle des doctrines censées encadrer les pratiques. Pour autant, les premiers directeurs zonaux ont été choisis. « Je ne comprends pas qui a pu pondre un truc pareil, s’affole Christian Mouhanna. S’il y avait bien quelque chose à garder, c’était la PJ ! » Sans conteste, cette réforme fait l’unanimité contre elle. Pourquoi Gérald Darmanin s’entête-t-il ? À qui profite le crime ?

Les ambitions de Darmanin

Tenterait-il de marcher sur les pas de son mentor, Nicolas Sarkozy ? L’ancien ministre de l’Intérieur avait, en 2007, ancré sa campagne présidentielle sur la lutte contre la délinquance et l’immigration avec l’objectif réussi d’aspirer les électeurs du Front national (4), devenu le Rassemblement national. Le discours sécuritaire avait été déterminant. « Il ne faut pas laisser l’électorat populaire seul avec le RN », répète souvent Gérald Darmanin. 

4

38 % des électeurs de Jean-Marie Le Pen de 2002 ont voté pour lui au premier tour en 2007.

Près de vingt ans plus tard, alors qu’Emmanuel Macron structure son parti politique, Renaissance, Gérald Darmanin prend la tête de la fédération du Nord, suivant scrupuleusement la stratégie de Sarkozy : s’allier au macronisme pour mieux lui succéder. Car la feuille de route du ministre s’arrête en 2024, après les Jeux olympiques. Un timing sur lequel il a calé celui de sa réforme. Ensuite, il pourrait quitter Beauvau et préparer sa course au poste suprême.

Par conséquent, une grande réforme doublée d’un bon bilan en matière de lutte contre la délinquance pourrait être déterminante. « Initialement, l’idée est de résorber le stock des affaires, ce qui produit rapidement une amélioration statistique », confirme Olivier Cahn. D’autant que la politique du chiffre est généreuse : « Une affaire élucidée de marché public à 20 millions d’euros compte autant que l’arrestation d’un vendeur de shit en bas d’un immeuble », rappelle un PJiste.

Gérald Darmanin espère s’offrir trois ans de super-statistiques au détriment de la lutte contre la criminalité intermédiaire.

En mettant la PJ sur la petite et moyenne délinquance, « Gérald Darmanin espère s’offrir trois ans de super-statistiques au détriment de la lutte contre la criminalité intermédiaire, estime Olivier Cahn. Mais attention, les mafias s’installent d’abord au niveau régional et c’est comme le dentifrice : une fois que c’est sorti du tube, c’est trop tard. » Gérald Darmanin y pense-t-il en se brossant les dents le matin ? 

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Police / Justice
Temps de lecture : 12 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Maintien de l’ordre : arrivée discrète d’un lance-grenades multicoups
Gendarmerie 18 novembre 2024

Maintien de l’ordre : arrivée discrète d’un lance-grenades multicoups

Depuis quelques mois, la gendarmerie nationale semble expérimenter une nouvelle arme de maintien de l’ordre. Avec ce lanceur acheté en urgence pour la Nouvelle-Calédonie, ce sont douze grenades qui peuvent être tirées quasi simultanément.
Par Maxime Sirvins
Faut-il introduire le consentement dans la définition du viol ?
Entretien 15 novembre 2024 abonnés

Faut-il introduire le consentement dans la définition du viol ?

Tandis que des féministes considèrent, comme Catherine Le Magueresse, que la loi serait plus juste et efficace si elle contenait la notion de consentement, d’autres, comme Suzy Rojtman, craignent que cela ne focalise encore plus les magistrats sur les victimes.
Par Pauline Migevant
Au procès du FN, Marine Le Pen menacée d’une inéligibilité automatique
Récit 13 novembre 2024 abonnés

Au procès du FN, Marine Le Pen menacée d’une inéligibilité automatique

Entendue en tant que complice et instigatrice du système de détournement de fonds qui permettait à son parti de faire payer une partie de ses permanents par l’Europe, la patronne du RN a plus irrité le tribunal qu’elle n’a changé sa vision de l’affaire.
Par Michel Soudais
Renvoi du procès Depardieu : « Porter plainte, c’est une journée sans fin »
Justice 28 octobre 2024 abonnés

Renvoi du procès Depardieu : « Porter plainte, c’est une journée sans fin »

Le procès de Gérard Depardieu, accusé d’agressions sexuelles par deux femmes, Amélie, décoratrice et Sarah*, troisième assistante réalisatrice, est finalement reporté aux 24 et 25 mars, l’acteur n’ayant pas pu être présent du fait de son état de santé.
Par Hugo Boursier