D’Ukraine en Palestine, la faillite du droit

D’Huwara, en Cisjordanie, à Bakhmouth en Ukraine nous est posée la question de l’appropriation sauvage d’un territoire contre la volonté de ses habitants. La question de la force contre le droit.

Denis Sieffert  • 1 mars 2023
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D’Ukraine en Palestine, la faillite du droit
Photo aérienne de la ville de Huwara, près de Naplouse, incendiée par des colons israéliens le 27 février 2023.
© RONALDO SCHEMIDT / AFP.

Rien ne prédestinait Huwara, petite ville de Cisjordanie, incendiée le 26 février par des hordes de colons, à figurer un jour dans la même actualité que Bakhmouth, cité martyre d’Ukraine. Ni l’histoire ni l’intensité des conflits qui s’y déroulent ne préparaient à ce rapprochement. Mais, ici comme là, nous est posée la question de l’appropriation sauvage d’un territoire contre la volonté de ses habitants. La question de la force contre le droit.

Hélas, l’asymétrie des réactions occidentales est frappante. Je précise tout de suite ici que je me méfie du discours sur le « deux poids deux mesures » qui se résout généralement par le bas, ce qui conduirait, en l’occurrence, à justifier l’abandon de l’Ukraine. Les enjeux ne sont pas les mêmes.

La tragédie d’Huwara ne fait pas planer le risque d’une guerre mondiale. Mais elle alimente dans les pays qu’on appelle du « Sud global » un sentiment d’injustice que le conflit israélo-palestinien nourrit déjà depuis si longtemps. C’est ce sentiment qui déforme la vision de ces 32 pays qui, à l’ONU, refusent de condamner l’agression russe. Ce qui devrait suffire à justifier des sanctions internationales contre Israël. Las, ce n’est pas le cas.

Le philosophe Jürgen Habermas traite ce vaste problème de la paix et du droit dans une longue tribune consacrée à l’Ukraine (1). Il plaide en faveur de négociations en évitant, tant bien que mal, de mêler sa voix à ceux qui demandent l’arrêt de l’aide militaire à Kyiv. Sans doute s’est-il interrogé sur ce que serait la paix de Poutine après capitulation ukrainienne. On imagine que la « dénazification » irait bon train, menée par une soldatesque que l’on a vue à l’œuvre dans les villes conquises. « Huwara » serait partout.

1

Le Monde du 23 février 2023.

L’idée d’Habermas est différente. Il ne faut pas, dit-il, que « la partie russe obtienne un gain territorial par rapport à la situation du début du conflit », mais il faut lui permettre « de sauver la face ». C’est ici, hélas, que sa pensée irénique touche à ses limites. Il ne nous dit pas comment faire pour obtenir de Poutine, qui n’a pas lu Kant, qu’il renonce à l’Ukraine par la magie d’une forte invocation de la morale et du droit. Retirer ses troupes, sans aucun gain territorial, ne serait-ce pas précisément perdre la face ?

Une autre objection nous vient. Pour les Ukrainiens, le début du conflit ne date pas d’il y a un an, mais de 2014, quand Poutine a annexé la Crimée. La guerre ayant changé la donne, Zelensky n’est plus enclin à renoncer à la Crimée, dont il n’avait pas accepté la perte, mais à laquelle il s’était secrètement résigné. Habermas semble en faire le sacrifice.

Le philosophe s’abandonne aussi à quelques prolégomènes étranges quand il recommande que l’on livre assez d’armes à l’Ukraine pour qu’elle « ne puisse pas perdre la guerre » sans viser une « victoire ». C’est la quadrature du cercle !

Poutine n’entend que le langage de la force, mais recueille à son profit toutes les amertumes anti-occidentales.

On a envie de dire d’Habermas ce que Péguy disait de Kant : « Il a les mains pures, mais il n’a pas de mains. » Or Poutine, lui, a des mains. Des mains pleines de sang. En fait, le propos d’Habermas traduit notre malaise devant le malheur des innocents dont nous sommes les témoins impuissants. Et l’embarras d’une tradition politique de gauche qui voulait que l’impérialisme soit uniquement américain. D’où notre insistance à rappeler que nous n’en serions pas là si les États-Unis avaient agi différemment au moment de l’effondrement de l’URSS.

Et on ne sait plus comment s’y prendre aujourd’hui face à Poutine, qui n’entend que le langage de la force, mais qui recueille à son profit toutes les amertumes anti-occidentales. Ce qui conduit par exemple le Mali et le Burkina Faso à donner les clés de leur sécurité à la milice Wagner, allant de Charybde en Scylla. Les puissances occidentales ne se rachèteront jamais du passé, mais elles pourraient au moins donner crédit à leurs références actuelles au droit international.

Pourquoi pas des sanctions contre Israël, dont l’armée a tué onze Palestiniens mercredi à Naplouse et regardé l’arme au pied la mise à sac d’Huwara ? Au lieu de ça, les colons n’auront droit qu’à une réprimande de Washington et de Paris au prétexte qu’ils vengeaient deux des leurs assassinés la veille.

C’est le trop fameux discours sur « l’engrenage de la violence », qui met sur un même plan ceux qui défendent leurs terres et ceux qui veulent se les approprier. Un discours qui conviendrait à Poutine. Cette injustice rend le monde encore un peu plus instable. Sans parler de la Chine, qui, en embuscade, cultive avec génie son mystère.

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