Intersyndicale : le piège du consensus mou

Première organisation syndicale du pays, la CFDT s’est imposée au fil des semaines comme le syndicat moteur du mouvement social contre la réforme des retraites, imposant à l’intersyndicale une ligne « légitimiste » que certains n’hésitent plus à critiquer pour son manque de radicalité.

Pierre Jequier-Zalc  • 31 mars 2023
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Intersyndicale : le piège du consensus mou
Laurent Berger (CFDT) et Philippe Martinez (CGT), lors de la manifestation à l'appel de l'intersyndicale contre la réforme des retraites, à Paris, le 23 mars 2023.
© Michel Soudais

L’histoire n’est pas terminée. Mercredi prochain, les syndicats ont rendez-vous avec la Première ministre, après bientôt trois mois sans qu’aucun contact n’ait été établi entre les différentes parties. Dès le lendemain, le 6 avril, la 11e journée de mobilisation interprofessionnelle sera sans doute déterminante, avant la très attendue décision du Conseil constitutionnel qui pourrait censurer tout ou partie du texte sur la réforme des retraites. Autant dire que les jours à venir sont imprévisibles. Une chose est sûre, cependant : le gouvernement reste intransigeant à l’égard d’un mouvement social inédit.

« À aucun moment l’intersyndicale n’a cherché à gagner le mouvement »

Deux déterminations se font face. Devant cette impasse, la stratégie de l’intersyndicale était-elle la bonne ? Après tout, n’est-ce pas le président lui-même, sa Première ministre et son ministre du Travail, qui n’ont eu de cesse d’intervenir dans le débat public pour féliciter les organisateurs des précédentes manifestations… pour leur bonne tenue ? Comme un baiser de la mort.

Le syndicaliste de Sud Rail, Anasse Kazib, ne manque pas une occasion de railler la stratégie de ses petits camarades : « À aucun moment, l’intersyndicale n’a cherché à gagner le mouvement, elle a cherché à le contrôler et en tirer sa plus-value pour espérer retrouver une place dans le système institutionnel », écrit sur Twitter le cheminot.

Une critique qui fait écho aux rebondissements qui ont eu lieu ces derniers jours au 53e congrès de la CGT, qui a vu Sophie Binet être élue secrétaire générale à la surprise générale. Le bilan de Martinez y a été vivement contesté. Preuve que la ligne de l’intersyndicale n’a pas toujours plu. Et aujourd’hui, alors que la mobilisation sociale entame sa 11e journée, les langues se délient, notamment autour du rôle de la CFDT.

Car c’est une donnée nouvelle – et non des moindres – avec laquelle les organisations syndicales plus radicales ont dû composer. La CFDT, remarquablement absente des derniers mouvements sociaux, de la loi Travail du gouvernement de Manuel Valls ou à la précédente réforme des retraites – finalement avortée – de celui d’Edouard Philippe, ne manque cette fois-ci pas à l’appel. Plus que ça, les gilets orange caractéristiques des syndicalistes cédétistes sont particulièrement présents et remarqués dans les cortèges. « On ne voit qu’eux, c’est vrai que c’est étonnant », reconnaissait, en février, un syndicaliste de premier plan.

La CFDT, acteur incontournable de la mobilisation

Dans les médias aussi, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, apparaît vite comme le leader du mouvement. « Laurent nous a vraiment représentés, c’est super », glisse Stéphane Destugues, secrétaire général de la Fédération de la métallurgie (FCMM-CFDT) du syndicat réformiste. Selon un sondage Odoxa publié le 31 mars, le patron de la CFDT sort grand gagnant du mouvement social avec 58 % d’opinions favorables sur son attitude.

Manifestation retraites Paris 7 février 2023
L’imposant cortège de la manifestation contre la réforme des retraites, à Paris, le 7 février 2023. (Photo : Lily Chavance.)

Vite, la CFDT s’est donc imposée comme l’acteur incontournable de cette mobilisation. Surtout après la victoire de la bataille de l’opinion. Grâce à l’affichage d’une unité forte, d’une explication limpide de la réforme, et de la construction d’une première journée de mobilisation réussie le 19 janvier, l’intersyndicale a été soutenue par une large majorité des Français. Et le syndicat réformiste, au ton posé et consensuel, y est pour beaucoup.

Cette première victoire dans les bagages, il est donc devenu le métronome de la suite de la mobilisation. Une journée de manifestation un samedi ? Une idée de la CFDT portée ensuite par l’intersyndicale, au détriment de l’histoire de certaines organisations plus radicales, prônant la mobilisation sur le temps de travail et non sur le temps de repos.

Une pétition intersyndicale ? Un moyen d’action porté notamment par la CFDT, qui appelait le 19 janvier, par la voix de Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT, « à bloquer la réforme, pas le pays ». Un son de cloche qui a poussé l’intersyndicale à mettre entre parenthèses la mobilisation pendant les vacances d’hiver pour éviter des perturbations avec le risque de « perdre l’opinion publique ».

L’unité à tout prix ?

Pourtant, malgré quatre grandes journées de grèves et de manifestations au cœur de l’hiver, le gouvernement reste mutique. Au sein de la rue et des organisations syndicales, l’appel à durcir le mouvement se fait de plus en plus pressant. L’intersyndicale décide donc de « mettre la France à l’arrêt le 7 mars ». Une expression imaginée par… Laurent Berger !

Malgré tout, si la date du 7 mars est fixée à l’avance, la suite de la mobilisation va se faire attendre. « L’objectif, pour l’instant, c’est que chaque Français compte dans la construction de ce mouvement à part entière », élude Catherine Perret, la semaine précédant le 7 mars lorsqu’elle est interrogée sur un possible appel à une grève reconductible dans la foulée.

Notre unité, c’est notre force, on ne peut pas se permettre de perdre la CFDT.

« Et puis, la reconduction ne s’acte pas en appuyant sur un bouton, c’est aux salariés de la décider en assemblée générale », rappelle Murielle Guilbert, co-secrétaire nationale de Solidaires. En off, plusieurs syndicalistes concèdent cependant que c’est aussi pour le maintien de l’unité syndicale que la suite du 7 n’est pas franchement annoncée. « Notre unité, c’est notre force, on ne peut pas se permettre de perdre la CFDT », disent-ils, en substance.

L’échec du 7 mars

L’unité, leur force ? La recherche du consensus à tout prix, pour maintenir l’unité syndicale coûte que coûte, a-t-elle été une stratégie gagnante ? La question se pose. A posteriori, ce cantonnement à la journée du 7 mars semble avoir joué dans l’échec relatif de la mise à l’arrêt du pays. Si le nombre de manifestants était très important, les taux de grévistes étaient très en-deçà des attentes des syndicats.

« En termes de mouvement visible et fort, qui empêche le pays de fonctionner normalement, on n’a pas franchi ce cap qu’on aurait espéré franchir le 7 mars », concédait Benoît Teste, le secrétaire général de la FSU, sur le plateau de Médiapart.

Dans la foulée, si certaines organisations, CGT et Solidaires en tête, ont appelé à poursuivre les mouvements de grève, l’intersyndicale s’est voulue plus mesurée. Elle finira par appeler à une nouvelle journée de mobilisation interprofessionnelle le samedi suivant en s’engageant à envoyer un courrier au président de la République.

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Une réaction trop timorée de l’avis de certains militants, qui espéraient un durcissement plus conséquent du mouvement. « Nous voulions pouvoir embarquer un maximum de travailleurs et travailleuses. C’était hors de question pour mon organisation de faire la prime à la violence, de rentrer dans cette logique que c’est comme ça qu’on se fait entendre », justifie Marylise Léon.

« Embarquer un maximum de travailleurs ». Aujourd’hui, toutes les organisations syndicales expliquent cette décision de ne jamais appeler à la grève générale du fait du contexte inflationniste, qui rend difficile les fins de mois de nombreux salariés. Et donc, la perspective d’une grève longue et puissante.

Cependant, cet argument, s’il est réel, n’explique pas tout. Car les caisses de grève sont nombreuses et bien remplies, et que plusieurs milliers de travailleurs en sont déjà à leur huitième, neuvième, voire dixième jour de grève pour ceux participant aux journées de mobilisations interprofessionnelles. Bien plus pour ceux travaillant dans des secteurs en grèves reconductibles, dans les raffineries ou chez les éboueurs.

Peu de dynamique interprofessionnelle

En réalité, si de nombreux secteurs n’ont pas pleinement suivi le mouvement de grève, c’est aussi par absence de dynamique interprofessionnelle. « Chez nous, ça ne prend pas. Ou du moins, pas à la hauteur de l’attaque qu’on subit. Beaucoup de collègues disent être fatigués de porter les grèves pour tout le monde, et attendent de voir quand les autres secteurs se mettront en grève », confie, à Médiapart, Cémil Kaygisiz, secrétaire général de la CGT RATP-Bus.

Manifestation contre la réforme des retraites, le 15 mars 2023, à Paris. (Photo : Lily Chavance.)

« Je regrette que tous les corps de métier n’aient pas mis le même niveau d’implication dans cette mobilisation que nous », souffle Claude Martin, secrétaire fédéral de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT. Une fédération très impliquée dans le mouvement social actuel et à l’origine, par exemple, des grèves dans les incinérateurs de déchets ou des « mises en sobriété énergétique » des permanences de députés Renaissance.

Sans mot d’ordre national provenant de l’intersyndicale, chaque secteur a donc décidé dans son coin de ses modalités d’actions, sans toujours beaucoup de coordination. « Nous, on a appelé à reconduire la grève, mais le 9 mars, après deux jours, quand on était plus qu’une poignée de grévistes, on a dû arrêter », souffle Simon Picou, représentant syndical CGT à l’inspection du travail en Seine Saint Denis. « Peut-être que si l’intersyndicale avait appelé à un mouvement national, il y aurait eu une dynamique et on aurait plus été suivis », s’interroge-t-il aujourd’hui.

« On se prend un mur, ça ne fonctionne pas »

Au sein même de la CFDT, certains regrettent qu’il n’y ait pas eu plus d’actions bloquantes pour l’économie. « Quand on voit les cadeaux fait au patronat par le gouvernement, il aurait aussi fallu s’attaquer à eux avec des actions ciblant plus l’économie. Si eux s’étaient mis à râler, peut-être que les choses auraient été différentes », glisse Stéphane Destugues. Car là, hormis la collecte des déchets, la pétrochimie, l’énergie et – un peu – le rail, aucun secteur n’a pleinement débrayé. Livrant ces derniers aux réquisitions, et à la culpabilisation médiatico-politique.

On se prend un mur, ça ne fonctionne pas.

Du fait de l’omniprésence de la CFDT dans l’intersyndicale, un appel à la grève générale n’a jamais été vraiment envisagé. « On sait très bien que l’intersyndicale n’appellera jamais à ça », nous a confié plusieurs fois Simon Duteil. L’objectif, pour les organisations syndicales, a donc été d’instaurer un rapport de force dans l’opinion plutôt que par la grève.

Une stratégie qui aurait pu recueillir un écho très favorable compte tenu du soutien très massif au mouvement, mais qui, aujourd’hui, est plus que jamais dans l’impasse face à un pouvoir sourd. « On se prend un mur, ça ne fonctionne pas. Même si cette réforme sera un caillou dans la chaussure d’Emmanuel Macron pour toute la suite du quinquennat », regrette Benoît Teste.

Malgré le 49.3, toujours pas de durcissement

Le recours au 49.3 a pourtant jeté de l’huile sur une colère de plus en plus profonde. Mais une nouvelle fois, l’intersyndicale n’a pas voulu embrayer. Le rassemblement prévu le soir même place de la Concorde n’était appelé que par Solidaires, et la journée de mobilisation interprofessionnelle suivante n’avait été programmée qu’une semaine plus tard.

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Une date portée, entre autres, par la CFDT. « On ne voulait pas se mobiliser en début de semaine, car on aurait marché sur le calendrier politique », explique Marylise Léon, faisant allusion au vote de la motion de censure le lundi suivant. « Ils n’avaient pas envie de servir la soupe aux mélenchonistes », note Benoît Teste. Une date éloignée qui a donc laissé de nombreux militants en colère sans cadre, défilant spontanément partout en France. Des manifestations violentes, très lourdement réprimées.

Ils n’avaient pas envie de servir la soupe aux mélenchonistes.

Au niveau de l’intersyndicale, on ne mise presque plus que sur le Conseil constitutionnel comme dernier rempart à cette réforme des retraites. Comme la conclusion d’une stratégie qui a, peut-être, trop voulu jouer la carte institutionnelle. « Ne nous laissons pas entraîner dans les illusions institutionnelles de référendum ou de l’interpellation du Conseil constitutionnel. Ne renvoyons pas [la lutte contre la bourgeoisie] à un demain très lointain alors que notre force est ici et maintenant », assène Murielle Morand, de la Fédération de la chimie, lors du congrès de la CGT où la stratégie du syndicat dans la mobilisation a vivement été critiquée. Comme la lune de miel entre Laurent Berger et Philippe Martinez.

Manifestation retraites Paris réforme 7 février 2023
Pour la nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, le retrait de la réforme reste la priorité, à l’image de cette banderole, lors de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 7 février 2023. (Photo : Lily Chavance.)

Au point que parmi les premiers mots de la nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, il y avait ceux-ci : « Il n’y aura pas de trêve, pas de suspension, pas de médiation. On ira jusqu’au retrait ». Un message clair envoyé à Laurent Berger qui avait appelé à mettre « en pause » la réforme pour opérer « une médiation » entre les syndicats et le gouvernement.

Une proposition qui n’avait pas été tranchée en intersyndicale et qui a fait hurler au sein de la CGT, surtout après le soutien de Philippe Martinez à cette initiative. À voir, désormais, si l’arrivée de Sophie Binet à la tête de la seconde organisation syndicale du pays changera le rapport de force au sein de l’intersyndicale. Car en deux mois et demi, la CFDT en a largement pris les rênes.

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