La jeunesse se lève contre le vieux monde
Face aux attaques identitaires et virilistes des « anti-woke », une nouvelle génération mène le combat.
dans l’hebdo N° 1749 Acheter ce numéro
Les minorités, combien de divisions ? Sans doute est-ce la question que posent les nouveaux réactionnaires de tout poil ou plus simplement nos « nouveaux fascistes », empruntant là le mot de Staline sur le Vatican.
La haine de l’émancipation. Debout la jeunesse du monde / François Cusset / Gallimard, collection « Tracts » (n° 45), 64 pages, 3,90 euros.
C’est que, depuis quelques décennies, les « droites dures » ont, à tout le moins, réussi « à imposer leurs thèmes et leur vocabulaire dans l’espace public », parvenant à conquérir une certaine « hégémonie culturelle et intellectuelle ». Tout en adaptant leur lexique à l’époque pour le rendre présentable, et mieux exprimer leur haine des différences, des corps différents, des genres différents, des minorités, des femmes, des modes de vie différents des leurs.
Car les « réacs 2.0 » d’aujourd’hui se veulent « inventifs, cool et sympathiques ». Et voyez comme ils le sont, à considérer une partie de leur idiome : « virilisme conquérant », « préférence nationale et familiale », « Europe blanche », « identité nationale en butte au “grand remplacement” migratoire ».
Toutefois, ils continuent de faire peu de mystère de leur désir de violence : « Nous déclarons la guerre à tout ce qui rend l’Europe malade et risque de la tuer, […] à la fausse idéologie des soixante-huitards. Nous haïssons avec passion votre xénophilie hypocrite. […] Nous voulons être de vrais hommes et de vraies femmes. »
Outre l’adjectif « vrai » pour signifier un essentialisme de comptoir, on notera la haine de Mai 68, qui, avec 1936, fut sans doute le moment où, comme disait Deleuze dans son Abécédaire, « ils n’ont jamais eu aussi peur ».
Les « Tracts » de Gallimard, qui ont inauguré les nombreuses collections bon marché disponibles aujourd’hui chez tous les éditeurs, sont autant de petits essais, coups de gueule, interventions qui autorisent une vive liberté de ton. Sans mâcher ses mots. Et François Cusset, historien des idées à l’université Paris-Nanterre, ne tempère pas, à juste titre, sa présentation de la « haine de l’émancipation » et « l’hystérie identitaire » de ces idiots utiles du capital.
Une jeune génération dont le rapport immédiat au monde est désormais sa perception de la différence et de sa propre identité problématique.
Mais on aurait tort de lire son texte comme une énième dénonciation ou mise en garde contre ces droites extrêmes qui ont pris pied en Occident et pullulent sur une bonne partie du globe, de l’Inde aux Philippines, de la Russie au Moyen-Orient ou aux États du Golfe. Là où l’exploitation est indissociable du racisme, du sexisme et des discriminations.
François Cusset s’intéresse ici, au contraire, à la jeunesse du monde qui, « face à une adversité ravivée », se lève aujourd’hui aux quatre coins de la planète, « désireuse de reprendre le travail d’émancipation ». Une « jeune génération dont le rapport immédiat au monde est désormais sa perception de la différence et de sa propre identité problématique ».
Contre un univers de peurs enfouies et de boucs émissaires en réseau
Certes, contre « cet univers de peurs enfouies et de boucs émissaires en réseau », ce qui s’élève est encore « éclaté », « parfois naïf ou péremptoire ». Mais irréductible à la vaine tentative réac de les rassembler sous le terme woke – « mot de droite », « symptôme qu’à certains l’émancipation des autres est insupportable », désignant les mobilisations contre les discriminations de toutes sortes.
Bien calé dans sa génération, François Cusset tempère : on regrettera peut-être « le commun de la lutte sociale ou de l’universel abstrait ». Mais il s’agit de souligner comment « la subjectivation des plus jeunes (le mode sur lequel ils deviennent sujets de leurs vies) passe avant tout par ces questions sexuelles, ethniques, géopolitiques, culturelles et écologiques ».
Et l’auteur de ce bref essai de souligner : « Rien d’autre ne relie les luttes minoritaires d’aujourd’hui que l’âge de ceux qui les mènent, le sol terrestre sous leurs pieds et la conjoncture historique lugubre de ce début de siècle. » Alors que le mouvement social actuel contre la réforme des retraites ne saurait faiblir, cette jeunesse « transversale », qui s’engage autant pour le respect du vivant que pour la « défense de l’altérité écrasée », se lève aussi contre la précarité, indissociable du capitalisme néolibéral. Un espoir ?
Les livres de la semaine
Le Temps des féminismes, Michelle Perrot avec Eduardo Castillo, Grasset, 208 pages, 20 euros.
On retrouve toujours avec plaisir la voix et les engagements de Michelle Perrot. Ce long entretien, intime autant que théorique, retrace le parcours de la grande historienne, qui entra dans la recherche en fouillant d’abord l’histoire ouvrière, domaine encore délaissé au début des années 1960, avant de défricher avec ténacité – et courage –, parmi les toutes premières en France, l’histoire de cette moitié de l’humanité que sa discipline considérait alors si peu : les femmes. Ce dialogue passionnant avec Eduardo Castillo éclaire ici l’itinéraire intellectuel de cette « pionnière », dont les nombreux ouvrages ont contribué, de façon magistrale, à ouvrir l’Université française à ce « temps des féminismes ».
Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, Françoise d’Eaubonne, préface de Geneviève Pruvost, Le Passager clandestin, 352 pages, 22 euros.
Publié en 1976, cet ouvrage fut parmi les tout premiers à pointer le « dénominateur commun » entre l’oppression des femmes et l’exploitation de la nature : le patriarcat productiviste. Françoise d’Eaubonne y souligne surtout le parallèle entre « l’injonction permanente à la croissance démographique » et le culte de la croissance économique, situation qui mène à une impasse en raison des « limites de la planète ». Précurseur de la pensée « écoféministe », inspirant aujourd’hui nombre de penseur·ses et militant·es, ce « brûlot visionnaire » (selon la sociologue Geneviève Pruvost dans sa préface) incite les femmes à « reconquérir leur fécondité et à œuvrer à la mutation vers une société écologique, égalitaire et autogestionnaire ». Et appelle donc à une « mue » écoféministe, indispensable et urgente.
Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke, Philippe Forest, Gallimard, 240 pages, 20 euros
En dépit de sa belle couverture reproduisant La Tour de Babel de Brueghel, voici un ouvrage affligeant. En discutant « la querelle du woke », l’auteur prend ce terme comme une donnée, un courant de pensée totalitaire, un « virus » qui « censure et persécute » l’Université ! Sans en discuter le sens, le contexte de son apparition, ni s’interroger sur les locuteurs qui l’emploient. Alors qu’il s’agit en fait d’un « fantasme réactionnaire » (François Cusset) utilisé par la droite extrême contre les mouvements anti-discriminations et les sciences sociales les plus avancées. Quelle étrange entreprise éditoriale que d’avoir publié un texte si peu rigoureux, stérile et manipulateur !