La pétition, le surgissement du peuple
Une pétition demandant la dissolution de la controversée Brav-M a déjà recueilli près de 220 000 signatures. Retour sur une pratique ancienne, au cœur de l’histoire de la quête obstinée pour l’accès au politique de celles et ceux qu’on a exclus.
Le 23 mars dernier, journée de mobilisation contre la loi retraite entachée de nombreuses violences policières, un certain Yann Millérioux déposait sur la plateforme en ligne de l’Assemblée nationale une pétition demandant la dissolution des Brav-M (brigades de répression des actions violentes motorisées).
Relayée sur les réseaux sociaux, soutenue par les députés de l’opposition, les organisations syndicales, la pétition atteignait en quatre jours les 100 000 signatures, ce qui lui permettait d’être mise en avant sur le site de l’Assemblée nationale. Comme toutes les autres pétitions enregistrées sur la plateforme créée en 2020, elle a été attribuée à une des huit commissions permanentes de la chambre basse, et un rapporteur a été désigné (en l’occurrence un député Renaissance, Eric Poulliat).
C’est sur sa proposition que la commission va décider, « suivant les cas, soit de classer la pétition, soit de l’examiner », (l’article 148 du règlement de l’Assemblée). Mais les signataires continuent d’affluer. Car il s’agit d’atteindre les 500 000 signatures : la pétition pourrait alors être débattue dans l’hémicycle – notez le conditionnel, cela reste au bon vouloir de la Conférence des présidents de l’Assemblée. Elle en compte au jour où je publie ce texte 219 000 signatures.
Il y a dans la pétition comme un refus du peuple de n’intervenir qu’aux moments de l’élection.
Si cette procédure de pétitionnement institutionnalisée a pu surprendre, plus habitués que nous sommes aux pétitions « change.org », il s’agit de l’héritage d’une ancienne pratique au cœur du parlementarisme.
Dès les premiers jours de la Révolution française, nombreux et nombreuses s’emparent de leur plume pour écrire à la nouvelle Assemblée Nationale Constituante autoproclamée fin juin 1789. Dans le prolongement de pratiques anciennes de suppliques au roi, et dans la continuité de la rédaction des cahiers de doléances pour la réunion des États généraux, citoyens comme citoyennes cherchent à faire remonter leurs plaintes, mais aussi participer à la révolution en cours, comme à légitimer la nouvelle assemblée désormais destinataire en place du monarque de leurs demandes.
Le droit de pétition aux chambres était aussi déjà reconnu dans l’Angleterre devenue monarchie libérale depuis sa Glorious Revolution de 1688, érigée en modèle par de nombreux philosophe des Lumières.
Lors des débats constitutionnels de 1789-91, les députés doivent délimiter ce droit. S’affrontent alors le libéral Le Chapelier et le démocrate Robespierre. Pour Le Chapelier (à qui l’on doit l’interdiction du droit de se syndiquer et de faire grève en 1791, ne l’oublions pas), le droit de pétition ne saurait être qu’un droit politique, ouvert aux seuls citoyens – électeurs, interdit aux corps constitués.
Pour Robespierre, c’est au contraire un droit naturel, ouvert à tous et toutes, possiblement collectif. Il l’emporte. Cela ne sera remis en cause que sous les deux empires qui suppriment tour à tour le droit de pétition (le second le rétablissant dans ses dernières années), mais sinon, les deux monarchies constitutionnelles (Restauration 1814-1830 et Monarchie de Juillet 1830-1848) comme les républiques (IIe en 1848-1852, et IIIe à partir de 1875) le reconnaissent et les citoyens et citoyennes s’en emparent.
La pétition a ainsi une histoire qui s’intercale dans celle de la démocratisation des régimes et des vies politiques, une histoire qui connaît ses saillants. On est loin en France des pétitions massives qu’a connu la monarchie britannique, comme les pétitions chartistes des années 1838-48 qui réclamaient le suffrage universel (et vraiment universel au début car les premiers chartistes n’excluaient pas le vote des femmes), revêtues de millions de signatures.
Mais des milliers de pétitions sont arrivées tous les ans sur les bureaux des Chambres du XIXe siècle, certaines individuelles, d’autres collectives, parfois massives, comme lors de la campagne pour protester en 1820 contre la loi du double vote (qui permettait aux plus riches de voter deux fois…), pour l’abolition de la peine de mort à l’initiative de Victor Hugo à la fin des années 1830, pour la réforme électorale en 1847-48 ou contre la restriction du suffrage universel masculin en 1850, pour n’en citer que quelques-unes.
Or ce qu’il faut bien voir est que, si citoyens et citoyennes ont droit de pétitionner, les députés et sénateurs ont aussi un devoir de « traiter » ces pétitions, soit à tout le moins de les lire et de les rapporter en séance. Pendant la Révolution française, les pétitionnaires pouvaient même les apporter physiquement à l’Assemblée et en faire la lecture, ce qui permit ainsi à plusieurs femmes de monter à la tribune, comme Pauline Léon en 1793 pour réclamer l’armement des femmes.
Mais les députés préfèrent souvent légiférer en paix. Ils veulent bien être baptisés par le suffrage dit universel (après 1848) mais ne veulent pas vivre les pieds dans l’eau (pour reprendre une expression de Napoléon III). Car il y a toujours, dans la pétition, comme une interférence dans le gouvernement représentatif, comme un refus du peuple de n’intervenir qu’aux moments de l’élection, un désir d’examen direct de la chose publique, voire de participation à la décision.
La pétition est ainsi la petite musique de ceux qui peinent à se reconnaître dans le régime représentatif, nombreux et légitimes dans les régimes censitaires, mais aussi dans les démocraties où la pétition continue de manifester le désir de ne pas déléguer pleinement le Souverain, et de rappeler aux députés, aux sénateurs, que si leur mandat n’est pas impératif, ils ne sauraient refuser d’entendre la voix de ceux qu’ils représentent.
La pétition a sa place dans l’histoire longue de la quête obstinée pour l’accès au politique de celles et ceux qu’on a exclus. Aussi l’histoire des pétitions est aussi celle d’une confrontation plus ou moins facile entre la « politique des hautes sphères » et la « politique au ras du sol », high politic, low politic, entre principes du gouvernement représentatif et principes, horizon, de la démocratie directe.
« Le droit de pétition est comme un droit de pêche dans une rivière sans poissons. »
Confrontation qui tourne à l’avantage de ceux qui peuvent réglementer le droit de pétition, exclure les pétitionnaires en personne de la tribune en imposant la forme épistolaire (à partir du Directoire, 1795), n’enregistrer qu’une partie des pétitions, décider de rapporter sur une pétition et en oublier d’autres, passer à l’ordre du jour (une formule pour dire écarter) un grand nombre d’entre elles, et laisser, chaque année, des centaines de pétitions sans traitement, comme autant de cris dans le silence des cathédrales.
Les chambres ont toutes œuvré pour faire entrer le pétitionnement dans les cadres parlementaires. D’où aujourd’hui encore ces seuils du nombre de signatures pour visibiliser une pétition ou pour pouvoir envisager d’en débattre, comme de l’incertitude de ce débat si le seuil est franchi.
En 1828, un pétitionnaire, dépité de ne pas voir ses requêtes aboutir, notait amer (dans une pétition !) : « Le droit de pétition est comme un droit de pêche dans une rivière sans poissons ». Mais la ténacité des pêcheurs est légendaire, et citoyens et citoyennes persistent à chercher à gripper la machine représentative qui tente de les exclure de la fabrique de la loi.
Pour en savoir plus
- Benoît Agnès, L’appel au pouvoir, les pétitions au Parlement en France et au Royaume uni, 1830-1848, PUR, 2018.
- Yann-Arzel Durelle-Marc, « Nature et Origines Du Droit de Pétition », La Revue Administrative, 2008, pp. 47–60.
- Ainsi que la base de données du projet de recherche du laboratoire Analyse Comparée des pouvoirs (Université Gustave Eiffel) sur les pétitions aux chambres de 1814 à 1940.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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