Le mouvement antifa se renouvelle
Sébastien Bourdon explore l’émergence, ces dix dernières années, d’un nouveau courant antifasciste, dont les luttes dépassent le cadre de l’opposition à l’extrême droite.
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Une vie de lutte plutôt qu’une minute de silence. Enquête sur les antifas, Sébastien Bourdon, Seuil, 224 pages, 18,50 euros.
Il n’est pas étonnant que, dans une période marquée par une extrême-droitisation générale du débat public, le mouvement antifasciste, qui se tient à la pointe du combat contre cette gangrène, fasse l’objet d’une campagne de dénigrements et de calomnies – à laquelle contribue l’ensemble des formations du prétendu « arc républicain », puisque c’est à l’époque où les socialistes François Hollande et Manuel Valls étaient aux affaires que « la figure de l’antifa » est devenue en France (1) un « véritable épouvantail politico-médiatique », comme le constate Sébastien Bourdon dans son passionnant premier livre.
Et dans le moment précis où Donald Trump, de son côté, vouait au malheur l’antifascisme états-unien.
Parce qu’il s’est gagné la confiance de militants et de militantes habituellement réfractaires (pour d’évidentes raisons) à toute exposition, ce journaliste, qui ne tait pas que son écriture est située, a pu enquêter sur ces activistes qui préfèrent, c’est le titre de l’ouvrage, « une vie de lutte plutôt qu’une minute de silence » – principe dans lequel se devinent l’exigence et l’intransigeance d’un engagement où l’affrontement avec les fascistes est parfois très concret.
Après un rapide rappel de ce qu’a été la déjà longue histoire de l’activisme antifasciste hexagonal – mentionnant la constitution, au mitan des années 1980, des Sections carrément anti-Le Pen (Scalp), puis celle, vingt ans plus tard, des Rash (Red and Anarchist Skinheads) –, Sébastien Bourdon raconte la création de l’Action antifasciste Paris-Banlieue (AFA), « incontestablement l’organisation qui a le plus marqué l’antifascisme en France ces dix dernières années », et qui a beaucoup œuvré à « renouveler » ses « codes militants », en l’émancipant notamment de son « appartenance à une contre-culture spécifique, redskin ou anarcho-punk par exemple ».
Le journaliste insiste, à bon droit, sur ce qu’il y a de novateur dans l’« identité politique » et la structuration de l’AFA, qui rompt avec le présupposé faisant « de la lutte contre le Front national l’alpha et l’oméga de l’antifascisme », pour postuler plutôt, comme le rappelle l’un de ses manifestes, qu’« un antifascisme conséquent aujourd’hui ne peut pas faire l’impasse sur des luttes comme celle contre le massacre des migrants en Méditerranée, la gestion néocoloniale des populations non blanches, le déchaînement islamophobe, les violences policières, l’institutionnalisation de l’état d’urgence, les politiques antiterroristes ou la chasse aux islamo-gauchistes, etc. ».
Un antifascisme conséquent aujourd’hui ne peut pas faire l’impasse sur des luttes comme celle contre le massacre des migrants en Méditerranée.
L’un des grands mérites de Sébastien Bourdon est de ne rien idéaliser d’un mouvement traversé de tensions : il en restitue au contraire tous les contrastes, lorsqu’il évoque par exemple la question, évidemment prégnante au sein d’organisations dédiées aussi à la confrontation physique avec les fafs, « de la violence et de ses codes », et relève que certaines « postures guerrières […] sont volontiers taxées de virilisme ».
Ou lorsqu’il détaille les discordes qui ont suivi la création à Lyon, en 2018, d’un nouveau groupe antifa qui a ensuite essaimé dans plusieurs autres villes de France (Strasbourg, Paris, Lille, Montpellier) : la très active Jeune Garde, qui ambitionne de « populariser l’antifascisme » en rompant avec certaines de ses coutumes et en adoptant un registre plus consensuel – au risque, parfois, de l’incompréhension.
Dans sa conclusion, l’auteur note que le mouvement, qui veut désormais se renouveler en construisant notamment des ponts vers les luttes écologistes, se trouve aujourd’hui confronté au double écueil de sa relative faiblesse numérique et d’une répression qui, sous Macron comme sous Hollande, le frappe toujours très durement.
« Le progressisme, c’est avant tout l’antifascisme », disait l’historien Jean-Pierre Vernant : au sortir du livre de Sébastien Bourdon, on sait gré aux militant·es qui tiennent, jusque dans nos rues, les positions que tant d’autres ont désertées.
Les livres de la semaine
L’extrême-droite qui vient. Autobiographie d’une attraction, Michel Latour, Le Bord de l’eau, coll. « Documents », 240 pages, 18 euros.
Voici un « document » étonnant, qui interroge nos doutes et nos résignations face à la montée de l’extrême droite. Et les risques d’une « prochaine et inévitable étrange défaite ». Le livre, écrit par un historien sous pseudo, se compose d’une « autobiographie », celle d’un homme de gauche, désormais attiré par l’extrême droite ; puis d’un « journal de campagne », tenu à partir de l’annonce de la candidature d’Éric Zemmour à la présidentielle. Tous deux explorent, avec ironie, les « ambiguïtés individuelles et collectives » d’une gauche qui renvoie à l’extrême droite tout ce qui ne lui correspond pas, tout en tournant le dos à ses principes fondateurs. Un texte fort, influencé par Klemperer et les travaux de Didi-Huberman.
La Haine de l’antiracisme, Alain Policar (conversation avec Régis Meyran), Textuel, collection « Conversations pour demain », 144 pages, 18 euros.
Politis, pour être attaqué régulièrement par eux, sait combien certains éditocrates ont théorisé cette « haine de l’antiracisme » depuis la fin des années 1990, à l’origine de nouvelles formes de racisme, notamment de l’islamophobie. Les Brice Couturier, Alain Finkielkraut, Nathalie Heinich, Pierre-André Taguieff ou Michel Onfray déversent ainsi à longueur d’émissions, souvent sur les télés-poubelles de Bolloré, ce « logiciel réactionnaire » nauséabond, avec leurs fantasmes : « idéologie woke », « néoféminisme », « racisme anti-Blancs », « islamo-gauchisme »… Le sociologue Alain Policar en livre ici une analyse aussi rigoureuse que précieuse, plaidant pour « un universalisme rénové qui pense l’unité du genre humain ».
L’Appel à la vigilance. Face à l’extrême droite, Edwy Plenel, La Découverte, coll. « Petits cahiers libres », 144 pages, 16 euros.
Beaucoup avaient oublié cet « appel à la vigilance », paru dans Le Monde le 13 juillet 1993, contre « la banalisation des discours d’extrême droite dans l’espace éditorial et médiatique ». Rédigée par l’éditeur (Seuil) et historien Maurice Olender, signée par quarante des plus grands intellectuels de l’époque (Bourdieu, Derrida, Vernant, Héritier, Rossanda, Eco, Perrot…), « c’est peu dire que cette alerte n’a pas été entendue ». Trente ans après, en mémoire de son initiateur, Edwy Plenel revient sur sa genèse et nous enjoint de poursuivre ce combat, ô combien actuel, contre « l’installation à demeure dans l’espace public » des idéologies racistes et identitaires, incitant à l’exclusion et, in fine, « au crime ».