« Les milliardaires entretiennent l’idée qu’ils vont sauver le monde de la catastrophe climatique »
Dans son livre captivant Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, Édouard Morena, chercheur en science politique, révèle l’intoxication du monde écologiste par les grandes fortunes.
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Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023, 168 pages, 21 euros.
Édouard Morena est maître de conférences en science politique à l’University of London Institute in Paris. Il étudie depuis plusieurs années le rôle des acteurs non étatiques dans la gouvernance climatique internationale, et notamment celui des fondations philanthropiques. Nous l’avons rencontré à l’occasion de son livre Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique.
Depuis 2018, les mouvements climatiques ont pris une nouvelle ampleur, notamment grâce à des figures telles que Greta Thunberg et des organisations comme Extinction Rebellion ou Fridays for Future. Comment les ultra-riches ont-ils réagi face à ces offensives ?
Édouard Morena : Contrairement à ce qu’on pourrait penser, plutôt que de considérer ces mouvements comme une menace, les élites climatiques que j’ai étudiées les ont vus comme une opportunité d’entretenir le sentiment d’urgence. Elles ont chercher à instrumentaliser l’urgence climatique incarnée par ces mouvements pour imposer leur vision du monde et de la transition, et ainsi écarter des projets de société alternatifs.
Apparaître sur une photo aux côtés de Greta Thunberg fait partie de leur stratégie d’affichage.
Elles entretiennent un savant dosage entre la peur liée à l’urgence climatique et l’espoir qui viendrait d’acteurs privés, d’entreprises ou de milliardaires philanthropes. Apparaître sur une photo aux côtés de Greta Thunberg fait partie de leur stratégie d’affichage de leur engagement pour le climat.
Tout comme la présence de cette dernière au Forum économique de Davos ou celle d’Aurélien Barrau à l’université d’été du Medef, qui contribuent à légitimer ces espaces et à renforcer l’idée que la solution viendra nécessairement de ces grands-messes des élites économiques et politiques mondiales.
Même si ces activistes tiennent un discours offensif, ils sont ovationnés. Les élites sont prêtes à encaisser les coups venant de ces personnes parce qu’in fine cela les fait passer de l’état d’horribles acteurs du monde économique à celui de sauveurs de la planète.
Ce rapport ambigu entre élites et activistes pour le climat est-il récent ?
Cette volonté de créer des liens avec les activistes écolos existait déjà avant la COP 15 de Copenhague, en 2009. Avec son documentaire An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange) sorti en 2006, Al Gore manifestait ce désir de créer un mouvement qui mobiliserait la société.
C’est dans ce contexte qu’ont émergé de nouveaux types d’action, comme le site de pétitions citoyennes Avaaz, qui se servaient d’Internet et des réseaux sociaux pour agréger une masse critique.
Entre 2009 et 2015, donc entre la COP 15 et la COP 21, on assiste à une accélération de ce recours aux acteurs agissant à l’extérieur de la diplomatie climatique classique. La COP 21 sera un peu l’apogée de ce modèle accordant beaucoup de place aux intervenants non étatiques et aux acteurs privés comme moteurs de la transition bas carbone.
Quelle place occupe ce que vous appelez « l’arme de la philanthropie » ?
Historiquement, la philanthropie n’aime pas se mettre en valeur, mais c’est un acteur-clé qu’on a longtemps sous-estimé car il permet d’établir ce lien entre certains ultra-riches et la gouvernance climatique, et donc l’orientation prise par le débat climatique au niveau international.
La particularité de la philanthropie climat est qu’elle est dominée par des fondations dont le créateur est toujours en vie. Elles sont encore très rattachées à un individu et donc à sa vision du monde. À l’instar de Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, qui a lancé le Bezos Earth Fund pour lutter contre le changement climatique.
De nombreuses fondations avec cette visée sont liées aux nouvelles technologies, car elles ont été créées par des figures de la Silicon Valley. D’autres sont liées à la finance, via des fonds d’investissement ou des gestionnaires d’actifs. Leur soutien n’est pas que financier, donc leur influence est souvent plus subtile.
Les élites que j’ai étudiées ont pleinement pris conscience que les impacts du changement climatique menacent leur pouvoir.
Ces fondations mettent en réseau différents acteurs du débat, leur apportent un soutien logistique, une expertise et des conseils en matière de communication, par exemple, ou via des fiches explicatives à des ONG ou à des journalistes.
Ces notes sont factuelles, mais leur diffusion coïncide souvent avec un moment-clé du calendrier climatique. Conséquence : un même discours sur les constats et les solutions apparaîtra au même moment dans différents endroits tels que des rapports d’experts, des médias ou des mouvements locaux. Ce discours partagé apparaît comme indépendant alors qu’il a été orchestré par ces élites.
Vous écrivez : « Les riches ne sont pas hors-sol. Et c’est justement ça le problème. » Cela va à l’encontre de l’idée qu’ils seraient dans leur bulle, déconnectés du monde réel, notamment en polluant sans limite…
Les élites que j’ai étudiées ont pleinement pris conscience que les impacts du changement climatique menacent leur pouvoir, leur patrimoine financier. Les politiques climatiques et les éventuelles instabilités géopolitiques futures pourraient desservir leurs intérêts de classe.
Les élites économiques ont développé une « conscience climatique de classe », car le véritable enjeu pour elles n’est pas seulement les 1,5 °C ou 2 °C de réchauffement, mais aussi de faire en sorte que la transition en cours serve leurs intérêts et garantisse leur pouvoir.
Certains protagonistes sont quasiment dans une logique d’évangélisation auprès de leurs semblables en répétant : « Vous avez intérêt à vous engager dans la lutte contre le changement climatique car il y va de votre survie en tant qu’humain, mais aussi de notre survie en tant qu’ultra-riches. »
Sur quoi repose leur vision de la transition écologique ?
Pour faire simple : sur le capitalisme vert. Pour eux, il est primordial de donner une valeur, un prix à quelque chose pour qu’il mérite d’être sauvé. Ainsi, il faut donner une valeur au carbone stocké dans la nature. Ensuite, ils se focalisent sur l’innovation, car beaucoup sont ancrés dans le secteur des nouvelles technologies, et en particulier de la Silicon Valley.
Ils s’appuient parfois sur des technologies très anciennes comme l’éolien ou le solaire, mais leur valeur ajoutée réside dans l’utilisation de l’informatique pour tisser des réseaux intelligents et ainsi gérer de manière plus efficace ces technologies.
Enfin, ils ont une vision spécifique du rôle de l’État. Ils ont toujours un discours assez critique sur l’aspect trop bureaucratique et inefficient de la puissance publique afin de renforcer l’idée que les acteurs non étatiques (investisseurs et entreprises privées) sont les moteurs de la transition.
Mais attention, il ne s’agit pas d’affirmer que l’État est inutile : selon eux, son rôle est de prendre en charge les risques associés à la transition bas carbone, et de tout faire pour inciter à la redistribution de la richesse publique vers des acteurs privés.
Des économistes comme Maxime Combes, coauteur d’Un pognon de dingue (1), décryptent les décisions de cet État social d’un genre particulier qui injecte beaucoup d’argent dans l’économie en le donnant aux grandes entreprises et aux riches plutôt qu’aux plus vulnérables. Il faut souvent couper dans les budgets de la santé ou des retraites pour financer des crédits d’impôt ou des aides aux investisseurs privés. L’engagement de ces élites concerne donc pleinement certaines politiques publiques.
Un pognon de dingue, mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, Maxime Combes et Olivier Petitjean, Seuil, 2022.
Vous qualifiez certains d’entre eux de « jet-set climatique ». Qui la compose ?
Je me suis interrogé sur la pertinence de citer des noms dans le livre, mais ces personnes passent leur temps à se mettre elles-mêmes en scène, que ce soit Leonardo DiCaprio, Michael Bloomberg ou encore Jeff Bezos. À travers cette personnalisation de l’enjeu climatique, ils entretiennent l’idée que ce sont les milliardaires, entrepreneurs, mâles, blancs qui vont sauver le monde de la catastrophe climatique !
Il ne faut pas avoir peur de s’attaquer à ces personnes, et c’est même important de le faire parce qu’elles incarnent une vision particulière et intéressée de la transition qui met l’accent sur leur personne et leurs intérêts de classe.
Parmi ces noms, celui de Christiana Figueres revient à de nombreuses reprises. Qu’incarne-t-elle ?
Christiana Figueres était la directrice exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique au lendemain de la COP 15 de Copenhague, et aime se présenter comme une des architectes de l’accord de Paris. Elle est originaire du Costa Rica, pays qui, dès les années 1990, a misé gros sur les solutions de marché et sur la valorisation des forêts tropicales.
Fille du fondateur de la Seconde République costaricienne en 1948 et sœur de José Maria Figueres Olsen, président du pays dans les années 1990, qui deviendra en 2000 le directeur général du Forum économique mondial, Christiana Figueres est très impliquée dans la mise en œuvre de ce qui s’appelle le mécanisme du développement propre, qui débouche sur les marchés du carbone actuels.
Sur le réensauvagement, on voit une sorte de privatisation des terres et leur conversion en stock de carbone.
Elle va en faire un business en créant sa boîte de conseil, en siégeant au conseil d’administration et en conseillant des fonds d’investissement, organismes de certification et lobbys pro-marchés carbone, telle l’Association internationale pour l’échange des droits d’émission (IETA). Parallèlement, elle sera impliquée dans les processus de négociation climatique en tant que diplomate représentante du Costa Rica.
Après la COP 21, elle promeut non-stop l’accord de Paris, et par conséquent sa vision particulière de la transition bas carbone. Elle entretient également des relations avec le secteur fossile : elle a siégé dans un conseil consultatif de l’italien ENI, elle a invité l’ancien directeur de Shell dans son podcast « Outrage and Optimism », ainsi qu’à la conférence TED Countdown qu’elle animait au moment de la COP 26 en 2021. Son statut de leader de la cause climatique a verdi leur image.
Autre aspect problématique, selon moi : Christiana Figueres joue sur son origine costaricaine pour donner l’impression qu’elle incarne les pays du Sud et que la gouvernance climatique prend réellement en compte l’avis de ces pays vulnérables, alors qu’historiquement celle-ci est dominée par les intérêts des pays du Nord. Malgré tout cela, elle garde une sorte d’impunité, peu de monde ose la critiquer, et même des personnalités engagées pour la justice climatique comme Bill McKibben ou Naomi Klein la soutiennent publiquement.
Ces élites ne vont-elles pas, à terme, façonner les paysages et la nature par leurs investissements dans certaines énergies renouvelables ou en se réappropriant la tendance du réensauvagement des espaces ?
Sur ces deux aspects, des tendances nettes se dégagent. Sur le réensauvagement, on voit une sorte de privatisation des terres et leur conversion en stock de carbone par de grands propriétaires terriens, parfois dans des lieux où le droit de propriété n’existait pas. Cela s’accompagne souvent d’exclusion, de marginalisation de populations qui vivent là parfois depuis des centaines, voire des milliers d’années.
Au Royaume-Uni, des milliardaires sont devenus des « lairds verts » qui achètent des milliers d’hectares des Highlands écossais, où les humains n’ont même plus le droit de marcher, au nom de la protection de l’environnement et de la biodiversité. Mais ces terres sont surtout des réserves de crédit carbone pouvant être vendues à des entreprises ou à des particuliers pour qu’ils compensent leurs émissions de gaz à effet de serre.
Quant aux technologies pour la transition énergétique, il est intéressant de noter les luttes qui existent au sein même de ces élites. Certains promeuvent plutôt le solaire, l’éolien, insistent sur la question de l’efficience énergétique. D’autres, comme Bill Gates, misent plutôt sur le nucléaire ou la géo-ingénierie, qui sont des solutions beaucoup plus gourmandes en capitaux et nécessitent un engagement plus fort des pouvoirs publics. C’est en perpétuelle évolution. Par exemple, la géo-ingénierie est davantage tolérée aujourd’hui qu’il y a quinze ans.
La toute-puissance des ultra-riches peut-elle se fissurer ?
Plusieurs raisons font que je suis optimiste. Tout d’abord, lors des mobilisations contre la réforme des retraites en France, on a vu des représentants d’ONG comme Greenpeace manifester aux côtés des syndicalistes. Faire ce lien entre la question sociale et la question environnementale était plus rare il y a dix ans.
Ensuite, je vois émerger des réflexions sur les questions vraiment importantes : que serait une réelle planification écologique ? Quel serait le rôle de l’État ? Quelle transition bas carbone ? Dans l’intérêt de qui est-il vital de déconstruire les discours de ceux que nous pensons être des alliés ? L’urgence climatique est désormais admise par chacun et la mise à l’agenda de l’enjeu climatique est également réussie.
La transition écologique défendue par ces élites ne cherche qu’à maintenir le statu quo, leur pouvoir.
Aujourd’hui, l’objectif principal est de savoir quel type de transition nous voulons. Et c’est là que les différences vont émerger. Même si tout le monde parle de justice climatique, nous devons comprendre que la transition écologique défendue par ces élites ne cherche qu’à maintenir le statu quo, leur pouvoir, et ne prend pas en compte les intérêts des populations les plus vulnérables, c’est-à-dire celles qui sont déjà les plus exposées à la crise climatique.
Parutions
– Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023, 168 pages, 21 euros.
– Le coût de l’action climatique, Éditions du Croquant, 2018.
– Just Transitions, avec Dunja Krause et Dimitris Stevis (dir.), Pluto Press, 2020.
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