L’inaction climatique d’aujourd’hui prépare le fascisme de demain
TRIBUNE. Dans la multiplication des récits ayant trait au réchauffement climatique, entre greenwashing, techno-solutionnisme, climatoscepticisme, collapsologie, colibrisme ou bouffopolitique, il en est un qui est en train d’émerger de manière extrêmement puissante : le discours répressif.
La bataille de l’eau de Sainte-Soline (puisque c’est bien comme cela qu’il convient désormais de l’appeler) est révélatrice de plusieurs choses. Tout d’abord, elle montre que l’eau cristallise d’énormes tensions, et que cela sera de plus en plus le cas dans les années à venir – et tout particulièrement en France.
Ensuite, elle souligne l’absence de débats démocratiques élémentaires autour de ces questions, afin d’associer tous les acteurs autour de la table et gérer ce bien en bonne intelligence, du fait de sa rareté programmée.
Enfin, elle indique que la seule réponse d’un État face à une solution, par ailleurs décriée par les spécialistes (hydrologues comme climatologues), est l’imposition par la force, quelles que soient les recommandations scientifiques ou les décisions de justice – et quitte à user de violence pour maintenir cette imposition.
Les récits climatiques ne sont pas de la simple communication : ils disent nos actes, ils les traduisent, ils les relient par un sens plus ou moins interprété et imposé. Attention à ne pas confondre communication et récit, donc : là où la première organise la transmission d’une information à destination d’un public (avec tout ce que cela comporte de complexité, de questions sémiotiques ou de transformation du message), le second permet de structurer les représentations qui donnent corps au réel, le façonnent, et sont façonnées par lui.
Dernier livre paru : Blablabla : en finir avec le bavardage climatique, éditions Le Robert, 2023.
Là où la communication du gouvernement tente de justifier l’usage d’une force délirante, analogue à celle d’une scène de guerre, le récit déployé est bien plus grave : il installe la répression au sommet de la hiérarchie du débat démocratique, criminalise les mouvements qui se battent jour après jour contre la catastrophe climatique, et organise la privatisation de biens essentiels à la vie, avec le soutien de l’État.
Je le pense et l’ai déjà écrit dans mon livre Écoarchie, mais je le répète : le véritable risque, dans les années à venir, n’est pas de voir l’instauration de dictatures vertes (comme aimeraient nous le faire croire les sphères réactionnaires les plus délirantes), mais plutôt la multiplication de régimes autoritaires (ou de démocraties illibérales, pour le dire plus pudiquement), face à une croissance de manques, de pressions internes et de peurs insidieuses. Dans ce scénario réaliste, la prochaine croissance ne serait pas économique ; elle serait autoritaire.
La réalité est que la transition écologique est d’abord affaire de transition culturelle. Et c’est là tout l’enjeu : les données scientifiques ne suffisent pas à alimenter l’effort d’une politique climatique ambitieuse, parce que nous manquons d’un récit fédérateur pour porter cette politique – comme je tente de l’expliquer dans Blablabla : en finir avec le bavardage climatique.
Mais pour que ce récit puisse être structuré, nous devons prendre acte d’une puissante réalité : nous sommes en situation de migration forcée. Celles et ceux qui ont déjà changé de pays savent de quoi je parle : s’installer ailleurs, c’est petit à petit essayer de s’adapter à de nouvelles habitudes, de nouvelles coutumes, tout en gardant ces petits riens qui font notre identité, qui font de ce que nous sommes.
Or c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui : effectuer une transition culturelle, anthropologique, pour pouvoir embrasser les adaptations nécessaires à la transition écologique – notamment en matière économique, productiviste, consumériste, sociale et politique. Cette bizarrerie fait de nous des expropriés de notre culture irriguée par le capitalisme contemporain, même si nous ne changeons pas de pays.
Le véritable risque n’est pas de voir l’instauration de dictatures vertes mais plutôt la multiplication de régimes autoritaires.
Car nos pays changent sous nos yeux : les phénomènes météorologiques exceptionnels se multiplient, l’eau se raréfie, les températures augmentent et les cultures agricoles doivent changer. Nos pays migrent et cela entraînera, qu’on le veuille ou non, des situations de migration culturelle et anthropologique – voire physiques évidemment, pour celles et ceux qui sont déjà forcés de changer de lieu de vie.
Notre planète change, et nous sommes tous concernés par cette situation. Mais que se passe-t-il lorsque des peuples entiers voient leurs traditions et leurs coutumes menacées ? Que se passe-t-il quand on est forcé de constater que la culture que l’on a connue ne pourra plus exister ?
Dans ce genre de cas, les peuples sont toujours soumis à la même tentation : se replier sur eux-mêmes, se barricader, se recroqueviller sur le fantasme d’un passé qui ne pourra plus exister, et pleurer sur une identité à défendre, réduite comme peau de chagrin.
Dans ce genre de situation, le premier réflexe des populations, hélas, sera peut-être de voter pour des candidates ou des candidats qui leur promettent protectionniste enfermant, intégrité culturelle et galvanisation identitaire – bref, qui se présenteront comme les remparts sécuritaires face à un monde qui change trop vite, qui fait perdre les repères, et qui nous exposent toutes et tous à des dangers multiples.
Le destin du climat et le destin des démocraties sont intrinsèquement liés.
En réalité, le destin du climat et le destin des démocraties sont intrinsèquement liés. Ne pas vouloir le constater ou feindre de ne pas le voir est criminel, car cela pavera le chemin des régimes fascisants de demain.
Plutôt que de proposer à leurs populations des mesures restrictives, qui vont nécessairement rogner sur les licences capitalistes (s’agit-il seulement de libertés ?) pour le bien de la planète et de tout le vivant (et donc de l’humanité, rappelons-le !), les personnalités politiques préféreront mentir, dire que tout est sous contrôle, et s’ériger en rempart contre des mesures écologiques restrictives, dont en transformant les démocraties en cages.
Pour permettre la licence permanente de quelques-uns en enjambant la crise climatique (pollution, exploitation des ressources, privatisation des biens), les gouvernements risqueraient fort de préférer la restriction des libertés démocratiques de tous – tout en prétendant, bien sûr, défendre cette même démocratie.
Dans cette configuration, les démocraties ne seront alors plus que des coquilles vidées de leur substance essentielle, colonisées par des régimes sécuritaires et autoritaires qui ne diront pas leur nom, pendant que le climat continuera de s’emballer. Sommes-nous condamnés à devenir des pays qui suffoquent, prisonniers d’une planète qui brûle ?
L’urgence, outre les travaux scientifiques, est de proposer un récit fédérateur.
J’espère que non : et c’est pour cela que l’urgence, outre le fait de poursuivre sans relâche les travaux scientifiques, est de proposer un récit fédérateur. L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit de nous faire avancer collectivement vers un horizon sombre, tout en le rendant désirable.
Une véritable gageure pour l’humanité et pour nos sociétés, mais nous n’avons pas le choix ; sinon, outre devoir faire face aux fléaux déclenchés par un bouleversement climatique profond, le pire de l’humanité se retournera contre elle-même. Nous sommes tous responsables de ce destin commun.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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