L’obstination d’Emmanuel Macron et le retour du refoulé
TRIBUNE. Pour Didier Harpagès, professeur de sciences économiques et sociales, le désarroi qui suivrait l’adoption du projet de réforme pourrait refouler la colère et l’indignation, qui resurgiraient lors de la présidentielle de 2027 au profit prévisible de Marine Le Pen.
Depuis l’annonce publique, le 10 janvier dernier, du projet de réforme des retraites par Élisabeth Borne, plusieurs mouvements de grève associés à des manifestations rassemblant des millions de personnes, ont installé un climat social éminemment revendicatif. Au point de susciter de nombreux commentaires politiques établissant utilement une comparaison entre la contestation de 1995 et celle de 2023.
La réforme d’Alain Juppé, présentée en novembre 1995, avait provoqué la colère des personnels des services publics durant trois semaines. Ils avaient, à plusieurs reprises, foulé le pavé, bravant le froid glacial afin de réclamer le retrait du texte gouvernemental prévoyant l’alignement du public sur le privé au sujet de la durée de cotisation nécessaire au versement d’une retraite à taux plein, durée de cotisation passant ainsi de 37,5 à 40 annuités.
Le pays avait été vigoureusement bloqué : pas d’écoles, pas de trains, pas de métros, pas de service postal ! Ce furent les plus longues mobilisations populaires depuis mai 1968.
On se souvient encore aujourd’hui de l’intervention de Pierre Bourdieu, à la gare de Lyon, en décembre 1995 face aux cheminots. Il dénonçait l’arrogance de la « noblesse d’État qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, [et qui] a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public, un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des ‘’experts’’, style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussions les verdicts du nouveau Léviathan, ‘’les marchés financiers’’ et qui n’entendent pas négocier, mais ‘’expliquer’’ » (1).
Contre-feux, Raison d’agir, 1998, page 31.
Selon le sociologue, il s’agissait pour les élites politiques et financières de faire preuve d’une arrogante pédagogie et de dessiner ainsi le bonheur du peuple à la place du peuple. Des propos qui résonnent encore aujourd’hui dans la mesure où Emmanuel Macron souhaite rassurer à la fois la Commission européenne et les milieux financiers. Si malencontreusement sa réforme passait, il donnerait, nous dit-on, des gages de rigueur budgétaire aux dirigeants des institutions européennes, au sein desquelles il souhaite visiblement poursuivre son action après 2027 (2).
Lire ou écouter le podcast de France Culure, « Le temps utile d’Emmanuel Macron ».
Le 15 décembre 1995, sous la pression de la rue, Alain Juppé, jusque-là droit dans ses bottes, abandonnait son projet de loi retraites sans pour autant renoncer à la réforme de la sécurité sociale, puisque depuis février 1996, le Parlement vote les projets de lois de financement de ladite sécurité sociale.
Intellectuellement proche de Pierre Bourdieu, Annie Ernaux nous invite aujourd’hui à ne plus baisser la tête et à maintenir fermement la pression sur l’Élysée et Matignon lesquels dessinent à leur tour, à l’aide d’une communication à sens unique, le bonheur du peuple contre le peuple.
« L’âge légal de départ à la retraite est devenu une variable d’ajustement d’intérêts économiques. Et c’est cela qui est en jeu aujourd’hui : la conscience que l’État a tous les droits sur la vie des citoyens et peut reculer à sa guise le moment où l’on pourra enfin jouir de l’existence. C’est à l’espérance du repos, de la liberté, du plaisir que s’en prend la réforme voulue par Macron », déclare-t-elle (3).
Le Monde Diplomatique, février 2023.
Les scénarios de 1995 et 2023 convergeraient donc et nous pourrions possiblement imaginer dans les prochaines semaines une issue tout aussi favorable que celle de décembre 1995. D’autant que l’hostilité actuelle à la réforme des retraites demeure majoritaire dans le pays et ne fléchit pas.
Cependant, des sondages indiquent, dans le même temps, que les Françaises et les Français redoutent la position jusqu’au-boutiste d’Emmanuel Macron et pensent qu’il imposera cette maudite réforme. À y regarder de plus près, la comparaison 1995 – 2023 ne tient pas vraiment.
Le RN en embuscade
À l’époque où Jacques Chirac dirigeait la République, le Front national, en la personne de Jean Marie Le Pen, distillait régulièrement un discours nationaliste, haineux à l’égard des travailleurs immigrés. Certes sa présence plus marquée sur les médias nationaux, y compris ceux du service public, suscitait une inquiétude bien réelle sans que pour autant la menace d’une accession à l’Élysée soit sérieusement envisagée.
En dépit d’une influence grandissante, la marche qui pouvait mener Jean Marie Le Pen au pouvoir présidentiel était encore bien haute. Il ne la franchira pas le 5 mai 2002 malgré sa qualification malheureuse pour le second tour de l’élection majeure.
Bien que l’échéance des prochaines élections présidentielles soit encore lointaine, la menace d’une désignation, par la voie institutionnelle, de Marine Le Pen à la présidence de la République en 2027 n’est pas infondée, malgré ses deux échecs face au même adversaire en 2017 puis 2022.
Rappelons que la stratégie électorale d’Emmanuel Macron fut de favoriser à deux reprises la montée des forces souverainistes et xénophobes pour mieux préparer le fameux face-à-face du second tour, et de rassembler ainsi sur son nom une grande partie des suffrages de gauche. En somme se faire élire grâce au peuple de gauche pour mieux le trahir et l’abandonner ensuite en usant de réformes néolibérales antisociales et antiécologiques.
Ce fut un calcul politique diabolique qui comportait relativement peu de risques pour sa personne tant qu’une majorité de l’opinion lui était acquise. L’épisode des gilets jaunes démontra clairement les limites et les faiblesses d’une telle démarche.
Pourtant Emmanuel Macron récidive aujourd’hui ! Provocateur, joueur, il ne dédaigne pas préserver son image de président réformiste pour mieux conforter sa crédibilité auprès de l’oligarchie économique et financière avec laquelle la filiation n’a jamais été mise en doute depuis son passage à la banque d’affaires Rothschild & Cie.
Pourquoi renierait-il sa famille ? Il sait pertinemment que sa réforme va creuser les inégalités de revenu parmi l’ensemble des salariés et fragiliser le système de répartition, au profit d’une capitalisation juteuse pour les milieux d’affaires aux aguets qu’il ne souhaite pas décevoir. Il a choisi son camp et il lui restera fidèle.
Peu importe, à ses yeux, que le très opportuniste ministre du travail Olivier Dussopt se soit pris médiocrement les pieds dans le tapis de la réforme au sujet de sa mesure prétendument sociale, cette fameuse retraite plancher de 1 200 €, finalement perçue par moins de 20 000 personnes seulement !
Peu importe que cet ex-socialiste déclare devant la représentation nationale ne pas avoir de « comptes à rendre » à propos de ses sources d’information. Peu importe encore, pour le locataire de l’Élysée, qu’Olivier Véran, à la sortie du Conseil des ministres du 1er mars 2023, ait porté une parole confuse, ridicule, stupide, inconsistante mais ô combien méprisante à l’égard des organisations syndicales unies, en déclarant qu’un éventuel blocage le 7 mars était « prendre le risque d’une catastrophe écologique, agricole, sanitaire voire humaine dans quelques mois ».
La colère qui monte
Emmanuel Macron continue obstinément – quoi qu’il en coûte pour la santé physique, mentale de celles et ceux qui besognent, quoi qu’il en coûte pour l’état de la planète sauvagement dévastée – à défendre un texte indéfendable, inutile, injuste et injustifié. Travailler plus pour produire plus, toujours plus ! Il ne veut pas entendre la colère qui monte de la rue, exprimée par celles et ceux qui souffrent pour de multiples raisons sur leur lieu de travail.
Il demeure insensible aux propos indignés de la députée de la République, Rachel Keke, déclarant au cœur de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le 6 février 2023 face aux représentants de la Macronie : « Vous n’avez pas le droit de mettre à genoux les gens qui tiennent la France debout ! » Il n’a guère été plus réactif lorsque cette dernière l’a interpellé, le 21 février à Rungis, pour lui préciser : « La France qui se lève tôt ne peut aller jusque 64 ans ». On pourrait ajouter, à la manière d’Édouard Louis, que Macron et son gouvernement n’ont pas l’humanité d’être convaincus (4) !
« Ce gouvernement n’a pas l’humanité d’être convaincu », sur linsoumission.fr
Celui qui, selon son propre aveu, aime « prendre son risque» se comporte en vérité d’une manière telle que l’on pourrait l’entendre clamer royalement : « Après moi, le déluge ! » Il jouit d’un parcours législatif astucieusement balisé qui, en dépit d’une majorité étriquée à l’Assemblée nationale, fruit d’un désaveu électoral, peut garantir à son propre camp la victoire idéologique tant attendue et offrir à son orgueilleuse personne la confirmation d’une maîtrise honteuse et sans limite du pouvoir. Mais à quel prix ?
Si sa réforme passait, s’ensuivraient un profond ressentiment, un désenchantement.
Si sa réforme passait – et elle ne peut le faire que de manière brutale – s’ensuivraient un profond ressentiment, un désenchantement, la conviction pour les plus meurtris d’avoir été une fois de plus délaissés, abandonnés, méprisés. Ils en viendraient alors à se détourner davantage des pratiques électorales conventionnelles faites à la fois de discipline et d’espoir dans la chose commune.
Le désarroi, la déception, la résignation pourraient allègrement refouler la colère et l’indignation, qui d’une manière peut-être inédite mais sûrement prévisible, resurgiraient plus vite qu’on ne le croit, notamment lors de la présidentielle de 2027, à laquelle Emmanuel Macron ne participera pas.
Marine Le Pen, très discrète durant le débat à l’Assemblée nationale, spécule dans le silence mais avec une infinie précaution sur l’amertume grandissante des plus vulnérables espérant, en quelque sorte, un retour très favorable du refoulé. Le calcul, ici, est tout aussi diabolique !
Celui qui aime « prendre son risque » peut-il décemment enjamber la démocratie en tenant pour acquis que cette réforme, sa réforme, la mère des réformes sera adoptée alors qu’elle est fondamentalement impopulaire ? Ne serait-il pas mieux inspiré de délaisser son narcissisme capricieux afin de « voir plus loin que le bout de son destin politique ? » (5).
Lire le billet de Denis Sieffert, « Retraites, au risque du pire », sur Politis.fr.
Dans une société française dominée par le marché et sa main invisible, la constitution monarchique de 1958 qui laisse entre les mains d’un seul homme – fût-il bienveillant et doux – beaucoup trop de pouvoirs, n’évite pas les dérives qui mettent en péril la démocratie représentative. Et si cet homme était une femme aux sombres ambitions, dont l’apparente dédiabolisation cache mal, dans ses rangs, les éléments de langage réactionnaires et fascisants, cela ne changerait rien à l’affaire, bien évidemment.
De manière récurrente, on ne peut manquer de constater, à l’appui notamment des analyses du constitutionnaliste Dominique Rousseau que, « en régime représentatif, la démocratie est toujours en état de manque » car l’essentiel des dispositions contenues dans les constitutions visent à « déposséder le peuple de son pouvoir en organisant et légitimant l’existence et la parole des représentants et par conséquent l’absence et le silence des représentés. »[6]
Radicaliser la démocratie, propositions pour une refondation, Le Seuil, page 27.
La coexistence des représentants et des représentés doit garantir la démocratie à la condition que les représentés produisent, dans l’espace public par le biais d’associations, de mouvements sociaux, grâce à une presse indépendante des milieux d’affaires, des idées qui seront diffusées dans l’espace politique de manière à guider et contrôler l’action des représentants.
Afin d’éviter une crise politique profonde, aux lendemains chargés d’anxiété, il est urgent que l’hostilité d’une majorité de Françaises et de Français à la réforme des retraites soit entendue par l’ensemble de la classe politique favorable au projet et en premier lieu par celui qui est à l’origine de la colère. Il devrait alors battre en retraite !
En attendant que la peur change de camp, il est essentiel que l’insurrection des consciences soit entretenue.
En attendant que la peur change de camp, il est essentiel que l’insurrection des consciences soit entretenue et qu’aux côtés de la réjouissante et solide unité syndicale, les partis politiques membres de la Nupes, au-delà de leurs divergences passagères, puissent catalyser, lors des prochaines journées de mobilisation, le mouvement social actuel et ainsi porter haut et fort la parole des représentés.
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