Manifestations : le malaise judiciaire
Alors que la répression contre les opposants à la réforme des retraites se durcit, les comparutions immédiates ont vu jusque-là défiler très peu de dossiers de manifestants par rapport au nombre de placement en garde à vue. Pire : les dossiers poursuivis sont particulièrement légers.
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La guerre aux manifestants « Nous sommes dans un continuum répressif » Ce que le 49.3 fait à la jeunesse Retraites : comment les préfets veulent museler les manifestationsCette semaine, il flotte un air de délitement au tribunal judiciaire de Paris. Les journalistes vont et viennent d’une salle à l’autre à la recherche des rares dossiers de manifestants opposés à la réforme des retraite, qui passent en comparution immédiate (CI). Pour ne pas les rater, certains assistent, hagards, au cortège des affaires classiques de CI.
Des heures à voir défiler trafics de stups, vols, refus d’obtempérer, bagarres avant que, tout à coup, ne soient lancés les mots-clés tant attendus : dégradation, groupement, feu de poubelle, barricades… L’attention, alors, se réveille. Les corps se redressent. Le clapotis des claviers d’ordinateurs bruisse.
Trois dossiers lundi 20 mars. Cinq le mardi. Sept le mercredi. Il n’y a pas foule au portillon. Mais où sont donc passées les 442 personnes placées en garde à vue entre mercredi 15 mars et samedi 18 mars à Paris et les 52 personnes déférées devant un magistrat ? En réalité, 88 % des personnes interpellées ces jours-ci ont vu leur affaire classée sans suite.
D’après les observateurs, ce sont majoritairement des classements pour absence d’infraction. Alors que les récits de personnes emmenées par erreur, au commissariat – dont deux adolescents autrichiens en voyage scolaire – se multiplient, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez a réfuté l’existence d’« arrestations préventives ».
Ces chiffres montrent que les forces de sécurité intérieure utilisent très abusivement la garde à vue.
Pour le Syndicat de la magistrature, au contraire, « ces chiffres montrent que les forces de sécurité intérieure utilisent très abusivement la garde à vue » afin de « museler la contestation en brisant les manifestations en cours et en dissuadant – par la peur – les manifestations futures ».
Il appelle les magistrats à « refuser le détournement de la procédure pénale au profit du maintien de l’ordre, à refuser de donner un vernis judiciaire à des opérations de police qui ne sont plus au service de la protection de la population mais de sa répression ».
Quelques jours plus tôt, dans une dépêche du 18 mars envoyée en interne aux magistrats, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti a bien appelé à la fermeté face aux manifestants. Et force est de constater que les procureurs tentent de s’y plier, au risque de pousser artificiellement des dossiers difficiles à défendre.
Justice d’abattage
En comparution immédiate, beaucoup de dossiers « manifs » sont renvoyés à une date de jugement ultérieure : les militants aguerris refusent, par principe, ce qui est considéré comme une « justice d’abattage », notamment dans les dossiers les plus complexes. Mais quelques-uns décident tout de même d’être jugés tout de suite.
Ce tri permet de rendre visibles les affaires particulièrement légères pourtant considérées par le parquet comme solides, puisqu’elles ont été retenues et les personnes poursuivies devant un tribunal correctionnel en comparution immédiate, soit mesure d’urgence.
Lundi 20 mars, on tombe sur Edwige et Jonathan, deux étudiants arrêtés deux jours plus tôt dans le quartier de Chatelet-Les Halles, accusés d’avoir mis le feu à des poubelles. On écoute les éléments du dossier, la lecture du procès-verbal du policier, seul témoin, qui déclare avoir vu un individu « à capuche grise » allumer le feu.
On se tourne vers Edwige et Jonathan. Pas de capuche. On espère alors beaucoup de la vidéo-surveillance. « On voit que ce n’est pas vous qui mettez le feu, souffle la présidente. Vous mettez des gobelets dans la poubelle. Voilà ce qu’on a. » Résultat : relaxés.
Arrive ensuite Pierre, 19 ans, étudiant. Primo-manifestant, lui aussi accusé d’avoir mis le feu à une poubelle, le même soir mais place d’Italie. Le jeune homme reconnaît les faits mais dit que le feu, ce n’est pas lui, qu’il a juste poussé une poubelle dedans. Résultat : soixante-dix heures de travaux d’intérêt général.
Aucun témoin, aucune preuve
Le lendemain, trois jeunes gens d’une vingtaines d’années s’alignent dans la salle 6.04 du tribunal judiciaire de Paris. On rencontre Clothilde, en service civique – très émue par sa comparution – Margot, graphiste sans emploi et Martin, agent immobilier. Arrêtés le 19 mars dans le deuxième arrondissement de Paris, ils ont tous un casier judiciaire vierge et ont gardé le silence pendant leur garde à vue. Ils nient en bloc avoir mis le feu aux détritus.
Au fur et à mesure que les débats avancent, une fois encore, le dossier fond comme neige au soleil. Sur procès-verbal, les policiers affirment ne pas avoir vu le feu et évoquent « trois requérants », dont personne n’a pris les identités, qui auraient accusé des personnes « habillées de noir avec un masque sanitaire sur le visage » d’avoir mis le feu.
Ce dossier est symptomatique de ce que nous voyons en ce moment : de l’interpellation arbitraire.
Problème : le jeune homme porte un sweat shirt mauve et aucun masque n’a été retrouvé. Aucun témoin, malgré une recherche de voisinage active. Là encore, l’existence d’une vidéosurveillance donne une sorte d’espoir : il y a bien quelque chose de concret dans ce dossier.
Le résultat tombe à 20 h 28 : « Constatons l’impossibilité d’identifier les personnes ». Comment, alors, ces jeunes gens ont-ils pu être poursuivis ? « Ce dossier aurait dû être classé sans suite comme les autres, plaide maître Raphaël Kempf. Il est symptomatique de ce que nous voyons en ce moment : de l’interpellation arbitraire. »
« Il y a des choses qu’on n’a pas, reconnaît la procureure, visiblement embêtée. Pourtant, les policiers ont essayé. » Pour donner un peu de consistance à son dossier, elle questionne les prévenus : « Que pensez-vous des dégradations faites en ce moment ? » Chacun refuse de répondre à une question clairement orientée.
Alors elle clame : « C’est regrettable et dommageable de casser et d’incendier, car cela brouille le message des manifestants légitimes ». Et demande entre 140 et 175 heures de travaux d’intérêt général. Résultat : relaxe générale. Martin repart tout de même avec un mois de sursis pour avoir refusé de donner ses empreintes. Et ce, bien qu’il ait finalement accepté de le faire au bout de 48 heures de garde à vue.
Une journée en absurdie judiciaire
Ce soir-là, en sortant dans la rue adjacente du tribunal, vers 21 h 15, un groupe de jeunes gens s’avance vers nous. « Excusez-nous, savez-vous comment on peut avoir des nouvelles d’un de nos amis censé sortir à 13 h 30 : son dossier a été classé sans suite ». Ledit ami a été arrêté au Panthéon le samedi soir, accusé de groupement en vue de commettre des violences.
Une avocate décroche son téléphone et appelle le greffe. Personne ne semble savoir où en est le dossier de ce jeune homme : classé sans suite, puis en fait non, puis en fait oui. Une erreur d’envoi de fax semble être invoquée pour justifier le retard de libération. Vers 22 h, le jeune homme finit par sortir, clôturant une journée de plus en absurdie judiciaire.
Le lendemain, mercredi 22 mars, rebelotte : la plupart des dossiers « manifs » sont renvoyés à une date ultérieure mais pas celui de Clément, 26 ans. L’apprenti couvreur, en région parisienne depuis un mois, est déjà connu pour dégradation. Il est accusé d’avoir construit une barricade rue Saint-Sabin dans le 11e, et d’y avoir mis le feu. Mais il n’est pas interpellé tout de suite car, selon les policiers « c’est trop compliqué ».
Moi, j’ai l’impression que mon arrestation est politique.
C’est à quelques 400 mètres de là, place de la Bastille, que le policier déclare « l’avoir reconnu grâce à son jogging rouge aux bandes blanches ». Problème : dans le PV de la vidéo surveillance joint au dossier, il est inscrit : « Constatons individus construisant une barricade, ne constatons pas la présence de l’individu » pourtant clairement reconnaissable grâce à son jogging. La procureure ne se démonte pas et demande 8 mois de sursis. Résultat : relaxe.
Lorsque Clément dit à la barre « On continuera à se mobiliser contre cette réforme », la présidente du tribunal explique qu’il ne s’agit pas de juger des idéologies politiques et que la justice n’est pas une tribune. Et le jeune homme de rétorquer calmement : « Moi, j’ai l’impression que mon arrestation est politique ».
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