Médine : « Dockers, assistantes maternelles, infirmières, éboueurs : on partage la même douleur »
Le rappeur, très impliqué dans la vie associative du Havre, entend participer, en tant qu’artiste, à faire converger les colères face à un pouvoir sourd à la mobilisation.
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Syndicats non grata Au port du Havre, « si on ne se bat pas aujourd’hui, que vont faire nos gosses demain ? » Grève des éboueurs : le mouvement se durcit, malgré la mairie de ParisÀ chaque manifestation, depuis le 19 janvier, des pancartes affichent ses punchlines. La plus célèbre d’entre elles : « Ils reculent l’âge de la retraite mais avancent l’âge de la mort. » Limpidité d’un message qui résume, en quelques mots, la violence d’un texte qu’une majorité de la population rejette. Un combat commun auquel Médine veut contribuer. À sa manière, humblement. Avec la colère qui s’exprime dans des titres comme « Médine France », duquel la punchline citée plus haut a été extraite, pour investir l’espace public. Avec un projet de podcast qu’il va lancer dans les prochaines semaines, où il recevra des artistes et des universitaires.
Le printemps fait fleurir de beaux projets, pour Médine. Après la sortie de son dernier album, Médine France, en mai dernier, et l’annonce récente de prochaines dates de tournée, un nouveau projet va voir le jour à la fin du mois : un podcast en forme d’entretien avec des artistes, des universitaires et des personnalités. Banale interview comme on en écoute partout ? Pas vraiment. Le format se découpera comme un contrôle d’identité. Nom. Prénom. Date et lieu de naissance. L’idée : raconter ce qu’il y a derrière ces informations exigées par les forces de l’ordre. Ces précisions qui, finalement, en disent long sur l’histoire personnelle. Ou celles qui taisent l’anecdote et les changements de vie. Le Havrais veut révéler les coulisses de ce qui est censé nous définir. De ce qui nous « enracine au-delà des injonctions des institutions », s’amuse Médine, maniant sciemment le verbe répété par ses ennemis. « J’aime beaucoup utiliser les éléments de langage de l’extrême droite et les retourner contre elle », ironise-t-il, anticipant les fachos qui vont grincer des dents. On s’en régale d’avance.
Avec le calme tranchant de ses propos, recueillis le jour où les travailleurs du port du Havre font grève, pour la onzième fois depuis le début de la mobilisation et pendant 72 heures, dans les rues de cette ville qui l’a adopté et où « l’on vit entre le béton et la mer ». Cette « puissance du port du Havre », titre du dernier album du rappeur, Médine souhaite qu’elle s’immisce partout où les révoltes jaillissent.
Parce que seuls les blocages et la convergence des colères face à l’obstination des élus qui soutiennent la réforme pourraient permettre, selon lui, de faire reculer Emmanuel Macron. Et de reprendre les clés de l’Élysée que le chef de l’État et Renaissance ont déjà donné, d’après lui, au Rassemblement national.
Pourquoi soutenez-vous le mouvement de grève des travailleurs portuaires ?
Médine : Au Havre, la classe ouvrière a préservé une vraie tradition de la lutte. Les travailleurs portuaires, je les côtoie depuis mon adolescence. Mon père, entraîneur de boxe, a repris un club qui appartenait à un docker, où tous les collègues du port se retrouvaient. J’ai grandi avec eux. Je ne vois pas comment on peut ne pas soutenir ce mouvement. Qu’il soit porté par des dockers ou par d’autres travailleurs.
Tout le monde est concerné. Moi, par ma mère qui est assistante maternelle. Par mes oncles, mes cousins, mes cousines. Même si pour certains la retraite peut apparaître comme une échéance lointaine, avec cette réforme, c’est un projet de société que l’on veut nous imposer. Cette réforme ne tient pas compte des travailleurs pauvres qui partagent un même quotidien. Il faut que leur colère puisse s’exprimer, par n’importe quels moyens.
Les inégalités se renforcent lorsque l’on constate que les travailleurs pauvres sont souvent issus de l’immigration. La réforme des retraites risque d’accentuer cette précarité…
C’est un constat statistique : le travail pénible est souvent effectué par des personnes racisées issues des quartiers populaires. Tu prends le tramway à 5 heures du matin, tu vois les populations qui le fréquentent à ce moment de la journée pour aller au boulot. Il y a donc une forme de double, voire de triple peine quand on est une femme racisée issue des milieux populaires. Et, dans le même temps, on apprend que les sénateurs jouissent d’un régime de retraite avantagé. Ils gagnent une pension quatre fois supérieure. C’est lunaire !
Pourtant, on ne reconnaît pas la place fondamentale de ces travailleurs pauvres et issus de l’immigration dans le quotidien de notre société : le soin, le transport, le bâtiment.
On peut ajouter une autre discrimination : au-delà de l’absence de reconnaissance, il y a aussi un manque de représentativité au sein des luttes. Comme si les habitants des quartiers populaires ne pouvaient pas être considérés comme des êtres politiques. Comme s’ils étaient résumés à des non-votants. Les catégoriser ainsi, c’est les invisibiliser. La seule réponse que je peux avoir là-dessus, c’est les encourager à créer un contre-pouvoir, à ce qu’ils deviennent une véritable force, à former des figures émergentes.
On soustrait à cette population de premiers de corvée leur rôle politique ?
De fait, le pan constitué des travailleurs les plus essentiels de notre pays est aussi celui qui est le plus invisible. Par quel mécanisme on les exclut, on les dévalorise, on les prive du droit au repos ? La politique de Macron se résume ainsi : j’utilise ton corps de travailleur, je l’essore jusqu’à la dernière goutte et je n’écoute rien de tes revendications. Ça ressemble à de l’esclavage, philosophiquement parlant.
La politique de Macron se résume ainsi : j’utilise ton corps de travailleur, je l’essore jusqu’à la dernière goutte.
Mais cette mobilisation contre la réforme des retraites nous pousse aussi à nous interroger sur notre capacité à accepter ces conditions d’existence – nous qui râlons à propos de la mobilisation des éboueurs parce que des déchets sont amassés devant chez nous. On se focalise sur les mauvaises odeurs, sur la présence de rats et de corbeaux, mais pas sur le métier d’éboueur, pas sur leurs conditions de travail, sur leurs capacités d’émancipation, sur leur âge de départ à la retraite. On se réveille juste au moment où il y a des blocages.
La mobilisation sert, aussi, à visibiliser certains métiers ?
Cette mobilisation, c’est une sorte de station à laquelle tout le monde s’arrête et s’interroge sur les uns et les autres. Et sur nous-mêmes, parce qu’il ne faut pas s’épargner une forme d’autocritique. Ça me questionne en tant qu’artiste. Moi, la retraite, c’est un temps que je n’envisage jamais : je vais mourir sur scène à 80 ans. Je fais un métier passion. Je travaille avec mes amis. La vie m’a donné toutes les conditions pour être dans un milieu agréable. Par contre, il y a des familles, des gens autour de moi. Je sais lire le contexte. Et ces moments de lutte m’obligent à formuler des critiques générales contre les dysfonctionnements de notre société et contre moi-même. Parce que c’est difficile, au quotidien, de prendre en compte la pénibilité du travail de l’autre. Le système dans lequel on vit nous pousse à rester dans notre couloir.
C’est difficile de prendre en compte la pénibilité du travail de l’autre. Le système dans lequel on vit nous pousse à rester dans notre couloir.
Comment comprenez-vous toutes ces colères qui s’expriment de toute part, vous qui, en tant qu’artiste, politisez cette colère à travers vos textes ?
Cette transversalité des colères, je la vois depuis des années. Les milieux syndicalistes, étudiants, les militants de terrain, des artistes : tout ce monde se croise pour réfléchir à améliorer nos conditions de vie. Je le vois aussi dans ma tournée. À Angoulême, on a réuni des travailleurs de rue et une quinzaine de jeunes dans une salle. La discussion s’installe, au départ sur le milieu artistique. Puis les sujets ricochent sur les conditions de vie, celle de leurs parents.
Cette convergence est essentielle. Je m’en nourris beaucoup. J’en parle dans mes textes, de ces colères et de ces rencontres. J’essaie de les sublimer, de les extrapoler parfois. Finalement, j’essaie d’être une forme de lanceur d’alerte et de colère. Je mène ce travail de fourmi depuis longtemps, notamment grâce à tout ce que font les militants sur le terrain. Quand je retrouve en manifestation la punchline issue du titre Médine France – « Ils reculent l’âge de la retraite mais avancent l’âge de la mort » –, je m’aperçois que ce travail d’aide mutuelle se transmet sur le terrain. Qu’il est utile. Ça veut dire qu’on partage une tradition de lutte. Un territoire où tout ce monde va se réunir pour devenir un véritable levier. Un contre-pouvoir.
Voir vos punchlines en manifestation, c’est une sorte de fierté militante ?
Ça confirme juste que j’arrive à poser des mots sur des colères et des luttes. C’est mon travail : transformer un quotidien en métaphore pour tous. Et je m’en fous que mon nom ne soit pas accolé à l’extrait. De ne pas être « copyrighté ». Ce n’est pas ça le plus important. C’est comme la phrase : « La banlieue influence Paname / Paname influence le monde. » Elle ne m’appartient plus. On ne sait même plus qui l’a dite la première fois. Je m’en fous. C’est l’idée de cette phrase qui m’intéresse. On peut oublier le reste.
D’où vient cette convergence des luttes que vous décrivez ?
On est des frères et des sœurs de douleurs. Quand je vois un docker, un éboueur, une assistante maternelle, une infirmière (ce qu’a été mon épouse pendant longtemps, avant d’arrêter à cause de l’effondrement de cette profession), on partage la même douleur et la même volonté de s’émanciper de ces diktats. Je pense que cette convergence aurait pu avoir lieu même sans mouvement qui vienne la canaliser. Parce que cette douleur, qu’importent les événements extérieurs, c’est notre dénominateur commun. J’aurais aimé que ce qui nous rassemble soit autre chose que de la douleur. Être frères et sœurs autrement. Pas en réaction, en opposition à des inégalités. Mais je suis fils de boxeur. Je sais ce que c’est que de mener un combat.
Il se passe quoi, dans un combat ?
Tu fraternises. Avec ton coach, ton soigneur, ton équipe, des gens de la salle, le personnel qui entretient les locaux. Il y a toute une dynamique de personnes qui ne font pas les mêmes métiers, qui ne viennent pas du même milieu, mais qui se rassemblent. Pour mener un combat commun.
On voit bien que les vieux s’agitent parce que leur monde est en train de mourir.
Comment voyez-vous l’implication de la jeunesse, dans ce combat commun contre la réforme des retraites ?
Le fait que le vieux monde rabâche ses vieilles valeurs, continue de les imposer et tarde à partir contribue à faire émerger des mouvements de jeunes. On voit bien que les vieux s’agitent parce que leur monde est en train de mourir. La seule question qui vaille est : comment on arrive à inscrire ces mouvements de jeunesse dans la lutte commune ? C’est arrivé au cours de l’histoire ! Les Noirs-Américains qui s’associent avec les milieux ouvriers, qui se réunissent avec les Natifs-Américains…
Pourtant, face à cette réforme, les jeunes ne sont pas tous dans la rue.
Ça ne veut pas dire qu’ils sont silencieux. Ni qu’ils n’existent pas. Il faut aussi prendre le pouls de la jeunesse dans différents endroits. Peut-être que, culturellement, ils n’ont pas la tradition de se mobiliser ou d’aller bloquer des lieux d’études. Peut-être qu’ils n’en ont pas les moyens. Internet est un autre espace. Des mouvements s’y créent, des manifestations, des phénomènes de visibilisation.
Le problème est que les commentateurs – qui appartiennent peut-être à ce « vieux monde » – ne se saisissent pas de ce phénomène.
Ils sont en mode « Occurence » : ils divisent tout par huit ou dix (1).
Cabinet de conseil, filiale d’Ifop depuis 2022, qui effectue des comptages de manifestant.es pour un certain nombre de médias.
En tant que père de famille, vous mobilisez-vous aussi par crainte de la société à venir ?
Je ne sais pas si c’est de la crainte. Pour mes enfants, je crains surtout qu’ils soient aspirés par les problèmes du quotidien, sans se poser de questions, sans remettre en cause le système qui produit ces problèmes. J’espère qu’ils ne vont pas être embourbés dans une vie où tout risque d’être privatisé. L’État libéral insécurise la population. Ça crée de la colère, l’envie de se révolter.
Comment transformer politiquement cette colère ?
La canaliser dans une réflexion et une action militantes ? C’est ce que j’essaie de faire, à titre personnel.
Que faire quand cette insécurité pousse certains à se rapprocher des partis ou des discours d’extrême droite ?
Pour moi, c’est la limite. Il n’y a pas de dialogue avec l’extrême droite. Le simple fait que je sois racisé, issu de l’immigration algérienne, que je m’appelle Médine, que j’aie revendiqué mon appartenance à la communauté musulmane pendant longtemps, cette carte d’identité suffit à ce que le dialogue ne puisse pas être possible.
Ils ne comprennent que ça : le risque de perdre le pouvoir. Et le blocage du pays.
Mais là, je parle des gens idéologisés, les militants du quotidien. Pas les « usagers » de Marine Le Pen qui votent pour elle tous les cinq ans. Malheureusement, ce sont ces usagers, dont la colère peut être amenée ailleurs, qui participent à lui donner de l’importance politiquement. Parce que, clairement, le Rassemblement national a le trousseau de clés pour l’Élysée, en 2027. Mais il leur a été donné par Emmanuel Macron et les élus Renaissance.
Les débats parlementaires n’ont-ils pas révélé le visage raciste et antisocial du Rassemblement national ?
Effectivement, je pense que la société civile est très attentive aux personnes qui soutiennent la réforme. En plus, tout le monde sait qu’on peut mettre la pression sur les élus, surtout face à une réforme aussi injuste. Parce que ce texte changera profondément la vie des Français, de nos parents, de nos enfants. S’il y a encore un espoir que la réforme ne passe pas, c’est celui-ci : la menace démocratique. « Si vous votez cette réforme, on s’en souviendra éternellement. » Ils ne comprennent que ça : le risque de perdre le pouvoir. Et le blocage du pays.
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