« On nous disait qu’il n’y avait rien à craindre »
En Ardèche, d’anciens salariés d’une entreprise médicale, Tetra, dénoncent leur exposition à une substance cancérigène, mutagène et reprotoxique. Ces hommes et ces femmes ont travaillé pendant des dizaines d’années sans savoir que leur santé, et celle de leurs enfants, était peut-être en danger.
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Moussa Sylla, une mort qui embarrasse l’Assemblée nationale Comment les patrons tueurs échappent à la justice « Les ouvriers sont-ils des travailleurs jetables ? »« Ils nous ont contaminés ! Je ne sais pas comment on a pu se laisser berner ! » L’émotion est palpable, mais aucune larme ne s’échappe. C’est la rage, le besoin de justice et la solidarité qui la font tenir. À 55 ans, Cathy a passé plus de la moitié de sa vie à Tetra Médical.
Une entreprise centenaire d’Annonay, au nord de l’Ardèche, qui a mis la clé sous la porte début 2022. Il y a un an, les quelque 160 salariés laissés sur le carreau ne se doutent pas que cette entreprise qu’ils aimeraient voir prospérer met chaque jour leur vie en danger.
Avant ce plan social, Cathy y occupait depuis seize ans le poste d’agent de contrôle. Sept heures par jour, avec une simple blouse et une paire de gants, elle ouvrait des cartons pour en vérifier le contenu. La chaleur des sachets en polyuréthane, l’humidité et l’odeur de pommes pourries.
Ces nets souvenirs sont ceux de l’oxyde d’éthylène, un gaz incolore et surtout hautement toxique par inhalation. Ciseaux, pansements, compresses, bandes adhésives, sets de soin, tout ce qui était fabriqué dans les ateliers de production voisins passait par l’autoclave : une machine où ce fameux gaz toxique était mis sous pression pour stériliser les produits.
Les salariés savaient que l’oxyde d’éthylène était utilisé dans l’entreprise. C’est d’ailleurs pour cette raison que des cartons étaient en permanence entreposés dans la salle des produits finis et dans le couloir qu’ils traversaient quotidiennement pour se rendre aux toilettes ou à la machine à café.
La phase de désorption aurait dû avoir lieu dans une salle confinée.
Pendant au moins une semaine, parfois jusqu’à trois mois, les cartons restaient là. Cette phase de « désorption » permettait aux molécules d’oxyde d’éthylène de s’échapper afin que les produits puissent être expédiés aux hôpitaux et autres clients.
Substance dangereuse
Comme tout gaz toxique, l’oxyde d’éthylène est réglementé. Pour limiter la contamination, la teneur résiduelle des produits stériles à usage unique est fixée à 60 microgrammes. Pour les travailleurs, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) préconise de limiter au maximum l’exposition puisque, comme l’indique sa fiche toxicologique, cette substance peut provoquer le cancer, induire des anomalies génétiques, nuire à la fertilité et au fœtus ou encore avoir de graves effets pour les organes.
Comme le stipule le code du travail, l’employeur de Cathy aurait donc dû évaluer le risque et l’en informer. « Mais on nous disait simplement que c’était un gaz lourd et qu’il n’y avait rien à craindre », explique-t-elle. À Tetra Médical, c’est aussi la prévention qui semble avoir été négligée.
Annie Thébaud-Mony, spécialiste des maladies professionnelles qui suit ce dossier depuis plusieurs mois (1), dénonce notamment l’exposition quotidienne de l’ensemble des salariés. « La phase de désorption aurait dû avoir lieu dans une salle confinée, avec une aspiration pour évacuer le gaz », détaille-t-elle.
Annie Thébaud-Mony est aussi présidente de l’Association Henri-Pézerat, qui travaille sur les risques professionnels et environnementaux. L’association et l’union locale CGT soutiennent les anciens salariés de Tetra Médical dans leur lutte.
Des taux anormalement élevés
Tout au long de son parcours, Cathy n’a pas soupçonné une telle mise en danger. En 2003, elle est agent de production depuis quinze ans chez Tetra Médical quand elle déclenche un cancer du col de l’utérus. À l’époque, elle ne fait pas le lien avec l’oxyde d’éthylène.
Ce n’est pas non plus ce gaz toxique qu’elle met en cause au fil des années, quand plusieurs de ses collègues décèdent des suites d’un cancer. Ce n’est qu’en 2021 qu’elle prend conscience du risque. Alors qu’elle est atteinte d’un second cancer, du sein cette fois, le médecin du travail lui conseille d’essayer d’obtenir la reconnaissance de maladie professionnelle. « Il m’a dit que cela faisait des années qu’il se battait pour que Tetra Médical arrête d’utiliser ce gaz », précise-t-elle.
Une bataille que la médecine du travail aurait menée discrètement. De 1982 – début de la stérilisation à l’oxyde d’éthylène chez Tetra Médical – à 2018, les archives ne semblent pas faire mention d’anomalie majeure dans l’entreprise. D’après les documents que la CGT a pu se procurer, la première note qui révèle un manque de protection est établie par la Carsat (2) il y a cinq ans.
Les Carsat, caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, mènent des contrôles en entreprise pour réduire les accidents du travail et les maladies professionnelles, et renforcer les mesures préventives.
Mais jusqu’en 2022 le travail aurait continué sans réel changement. Quelques mois avant la fermeture, alors que l’entreprise avait déjà commencé à réduire son activité, la médecine du travail a finalement réalisé des prises de sang chez dix-neuf salariés de Tetra Médical. Les résultats sont sans appel : tous révèlent des taux d’oxyde d’éthylène anormalement élevés.
Des risques pour les enfants
Parmi les salariés testés, il y a Aurélie. Lors de sa prise de sang, la jeune femme, embauchée en octobre 2020, révèle un taux d’oxyde d’éthylène au moins cinq fois supérieur à ce qui était attendu (353 mg/m3). Quand elle apprend la nouvelle, Aurélie comprend que son passage à Tetra Médical aura peut-être bouleversé sa vie pour toujours. « J’ai fait un bébé Tetra », déclare-t-elle. Cette phrase lapidaire résume toute la douleur de cette mère dont le fils de 4 mois est venu au monde avec une malformation congénitale.
« En discutant avec d’autres mamans qui ont travaillé dans l’entreprise, je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule dans ce cas », témoigne la jeune femme. Enfants malades, fausses couches dues à des malformations, difficultés à tomber enceinte : une liste de drames qui n’en finit pas et qui pourrait encore s’allonger au fil des générations. « En explorant la littérature scientifique, je me suis rendu compte que ce gaz pourrait toucher l’ADN et induire des mutations transgénérationnelles », révèle la chercheuse Annie Thébaud-Mony.
Ce gaz pourrait toucher l’ADN et induire des mutations transgénérationnelles.
La lutte ne fait que commencer
En attendant la lutte dans les prétoires, c’est l’ensemble de la machine administrative qui se met en branle. La première réunion publique sur le sujet, il y a un mois, a permis de médiatiser le dossier. Le 21 février, les services de l’État ont rencontré les salariés et garanti la mise en place d’un suivi médical et d’une cellule de soutien psychologique, et assuré qu’une enquête administrative sur l’ancienne entreprise serait menée. Le maire d’Annonay a, quant à lui, saisi la procureure de la République.
Chez les anciens salariés, l’inquiétude grandit et, avec elle, la mobilisation prend de l’ampleur. Comme Cathy il y a un an, nombreux sont ceux qui veulent faire reconnaître l’origine professionnelle de leur cancer. Des actions en justice sont aussi menées, avec une cinquantaine de dossiers déposés aux prud’hommes prochainement. Certains envisagent même de porter l’affaire au pénal.
Ces réactions des pouvoirs publics sont déjà un début de victoire pour les anciens salariés. Pourtant de nombreuses questions demeurent. Comment cela a-t-il pu arriver ? Pourquoi l’inspection du travail a-t-elle mis si longtemps à réagir ? Et surtout : cette dramatique expérience est-elle un cas isolé ? Autant d’interrogations auxquelles ce scandale qui ne fait que commencer pourrait apporter des réponses.