Tiphaine Raffier, de Val d’Europe à New York
Alors qu’elle vient de créer « Némésis« , adaptation de l’ultime roman de Philip Roth, Tiphaine Raffier reprend son premier spectacle, « La Chanson ». Ce retour aux sources éclaire une œuvre explorant des systèmes clos, à bout de souffle.
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La Chanson [reboot] / jusqu’au 15 avril à la MC93, Bobigny (93) ; 18 avril à l’Espace 1789, Saint-Ouen (93) ; 20 avril au Théâtre de Châtillon (92). Infos sur la tournée ici.
Némésis / jusqu’au 21 avril aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon, Paris (17e) ; 16 et 17 mai au Théâtre de Lorient (56).
En recréant sa première pièce, La Chanson (2012), qui devient alors La Chanson [reboot], Tiphaine Raffier offre à qui connaît ses œuvres ultérieures la chance de mieux saisir la grande cohérence de son geste théâtral. Celui qui découvre le travail de l’autrice et metteuse en scène avec ce spectacle n’est pas en reste.
Déjà riche, cette fiction s’apprécie pour elle-même et constitue une introduction idéale aux autres pièces, dont une – La Réponse des Hommes (2022) – est encore en tournée tandis qu’une autre, Némésis, fait ses débuts au Théâtre de l’Odéon à Paris.
La Chanson se situe dans la ville natale de l’artiste : Val d’Europe. Davantage qu’un cadre, ce lieu imitant d’autres villes de la vieille Europe, où selon l’artiste « la nostalgie règne en maître », est un personnage à part entière. Il est le premier des systèmes clos qu’explore Tiphaine Raffier avec sa compagnie La Femme coupée en deux.
Dans un décor de maison de la culture ou autre salle polyvalente un peu défraîchie, trois comédiennes – Jeanne Bonenfant, Candice Bouchet et Clémentine Billy – disent subtilement par la fiction ce qu’une ville fondée sur un mensonge fait aux personnes qui l’habitent.
Univers complexe
Dans une esthétique à dominante pop, régulièrement perturbée par des incursions du réel sous forme de vidéos animalières ou urbaines, elles incarnent un groupe de jeunes filles se retrouvant tous les jeudis soir pour répéter un spectacle de sosie du groupe Abba.
La Chanson [reboot] se déroulant en 2012, ses protagonistes, absorbées par le tube « SOS », qu’elles chantent en boucle, sont des produits de leur temps, nourris d’un passé fabriqué de toutes pièces par Walt Disney. La révolte de l’une des filles, Pauline, qui décide d’écrire ses propres chansons, révèle tout un mécanisme qui oppresse et conditionne.
Avec La Chanson, Tiphaine Raffier pose les bases de son univers complexe, où culture populaire et culture plus savante cohabitent jusqu’à ne faire qu’un pour interroger la société, la possibilité d’y vivre libre. Elle continue avec Dans le nom (2014) à mettre en scène des personnages écartelés entre leur idéal et une réalité qui s’y oppose.
Son cadre est cette fois une terre d’élevage « à la fois archaïque et contemporaine ». Elle passe ensuite par la science-fiction avec l’excellent France-fantôme (2016), où elle prouve sa capacité à inventer tout un monde – plus clairement dystopique encore que les précédents – et à lui donner vie au plateau.
Très librement inspiré de ce qu’on nomme dans la religion chrétienne les œuvres de miséricorde, La Réponse des Hommes permet ensuite à l’autrice et metteuse en scène d’explorer une écriture tout autre, très fragmentaire, au service d’une réflexion sur les limites entre le Bien et le Mal.
Adaptation à plat
Cette frontière est aussi au cœur de Némésis. Dans ce spectacle, Tiphaine Raffier emprunte encore un nouveau chemin d’écriture : l’adaptation d’un roman. En l’occurrence, l’ultime de Philip Roth, écrit en 2010. L’Amérique qu’il décrit, en particulier le quartier de Newark à New York en 1944, au temps d’une épidémie fictive de poliomyélite, a beau être très éloignée des environnements étudiés auparavant par l’artiste, il a en commun leur caractère aliénant, leur violence.
Son personnage central, le jeune juif Bucky Cantor, professeur de gymnastique adulé des jeunes de son quartier mais rongé de ne pouvoir combattre en Europe du fait de sa myopie, incarne toutes les contradictions de son époque et finit broyé par elle.
Alors qu’elle déploie d’habitude des langages scéniques puissants pour donner corps à ses systèmes fermés, Tiphaine Raffier propose ici une version très à plat du texte dont elle s’empare. Si elle mêle de nouveau jeu, vidéo et musique live, c’est d’une manière beaucoup plus classique que précédemment.
Jusque-là, une recherche de frictions entre ses différents matériaux permettait à l’artiste de créer d’heureux écarts – entre visible et invisible, entre image et écrit – où le spectateur pouvait s’immiscer. Dans Némésis, ce dernier est aussi à l’étroit que Bucky Cantor dans Newark. Heureusement, le Val d’Europe de La Chanson est toujours debout.