Harcèlement sexuel, agression, racisme : la face cachée du SNU
Politis révèle les pratiques d’un commandant et d’un lieutenant-colonel au cours de deux séjours de cohésion du service national universel (SNU). Contacté, le cabinet de Sarah El Haïry annonce avoir saisi l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche pour qu’elle engage une enquête administrative, suite à nos informations. Selon l’AFP, il affirme avoir également saisi le procureur de la République.
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Sarah El Haïry n’a de cesse de le répéter : le service national universel (SNU), c’est un projet « pour gagner en confiance, s’émanciper », pour « créer de la solidarité, de l’engagement et de la cohésion », et « pour faire vivre les valeurs de la République ». C’est ainsi que la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse défendait le SNU, quelques jours après nos révélations sur la potentielle obligation en temps scolaire de ce dispositif très controversé.
Ces promesses contrastent avec les éléments exclusifs recueillis par Politis, révélant des cas de harcèlement sexuel, propos racistes, humiliations et gestes déplacés qui auraient été commis par Philippe H., commandant, et une attitude jugée « inappropriée » de la part de Dominique V., lieutenant-colonel, sur des tuteurs et des volontaires, au cours de deux séjours de cohésion de douze jours ayant eu lieu dans un centre en Île-de-France, à l’été 2022.
Contacté, le cabinet de Sarah El Haïry annonce avoir saisi l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche pour qu’elle engage une enquête administrative à la suite de nos informations. À l’AFP, il affirme avoir également saisi le procureur de la République.
Présent lors des deux sessions, Dominique V. était attaché au poste d’adjoint à l’éducation, tandis que Philippe H., arrivé seulement pour le deuxième séjour de cohésion, était référent sport. Ils répondaient tous deux aux consignes du chef de centre et de son adjointe à l’encadrement. Les tuteurs, de jeunes adultes pourvus pour la plupart d’un diplôme d’animateur, s’occupent, eux, de leurs maisonnées respectives, composées au maximum de 14 volontaires, en grande partie mineurs.
Malgré le souvenir positif laissé par le SNU chez plusieurs volontaires, d’autres ont des mots durs pour décrire les incidents dont ils ont été victimes ou témoins. « Traumatisant », « terrifiant », « agressif », « très méprisant » : des qualificatifs que l’on retrouve dans un rapport transmis par l’adjointe au chef de centre au Service départemental à la jeunesse, à l’engagement et aux sports (SDJES). Ce document, que Politis a pu consulter, est resté, à ce jour, sans réponse. Un second rapport, celui-là écrit par le lieutenant-colonel visé et dont Politis a pu avoir copie, a lui aussi été confié au SDJES.
Au terme de ce séjour de cohésion, une enquête administrative a été ouverte mais à la suite de plaintes des parents d’une volontaire qui se sentait exclue par certains tuteurs. Et non sur la base des incidents évoqués. Si les encadrants ont été interrogés par le SDJES, les militaires, eux, auraient échappé à cet échange. Contacté à plusieurs reprises, le lieutenant-colonel n’a pas répondu à nos sollicitations tandis que le commandant a indiqué être « soumis à son droit de réserve ».
Deux autres personnes n’ont pas été interrogées par le SDJES. Elles ont pourtant subi les faits les plus graves. Il s’agit de Sabrina*, une tutrice de 21 ans qui dit avoir été victime de « harcèlement sexuel » de la part du commandant, et d’un autre tuteur victime, lui, d’« agression sexuelle », selon ses collègues.
Les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés.
Près de huit mois après cette enquête, les personnes interrogées n’ont eu aucune nouvelle. Un évitement que plusieurs encadrants considèrent comme une tentative de mettre « la poussière sous le tapis » de la part de l’académie compétente. Cette dernière n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
« Comme si ça l’excitait »
Cette « poussière » s’est amassée dès le premier jour. Le 2 juillet, lors de la distribution des uniformes, Sabrina se trouve à côté du commandant. Les jeunes arrivent et la tutrice constate rapidement qu’il manque des petites tailles. « Le militaire commence à s’énerver », se souvient la jeune femme, animatrice en périscolaire. Pour calmer le jeu, elle explique qu’elle garderait bien un tee-shirt trop grand pour l’utiliser comme pyjama. Soudain, le regard du commandant change.
« Il s’approche de moi, pose le tee-shirt contre mon corps et me dit qu’il m’imagine bien le porter, toute nue en dessous », confie-t-elle à Politis. L’homme, âgé de plus de 60 ans, fixe Sabrina et « fait un petit bruit de gémissement, comme si ça l’excitait ». Un geste, confirmé par un témoin, qu’il exécute après avoir « reniflé le tee-shirt », précise le rapport rédigé par l’adjointe au chef du centre dans lequel est consigné chaque incident.
Les remarques se poursuivent, souvent en direction de Sabrina. Devant elle et Rym*, une autre tutrice, le commandant se vante d’avoir plusieurs tatouages. Notamment un sur son « bangala », un mot familier au Cameroun pour désigner le pénis. « Donc vous imaginez bien que j’en ai une très grande », ajoute-t-il.
On essayait de ne pas rester avec lui. Les petites, elles aussi, n’étaient pas à l’aise.
Toujours lors de ce premier jour, devant une porte que l’adjointe au chef du centre et une cadre spécialisée peinent à déverrouiller, le commandant arrive et parvient à l’ouvrir. Satisfait, il déclare devant plusieurs témoins : « Moi, je suis doué lorsqu’il s’agit de doigter. » Présent, le lieutenant-colonel, pourtant plus gradé, ne tique pas. Pis, il est hilare. Une attitude qui est reprochée par plusieurs tutrices, notamment Rym, qui constate aussi que le commandant « avait le dessus » sur son supérieur.
Les jours s’enchaînent et les commentaires de Philippe H. ne s’arrêtent pas. À des volontaires, mineures, qui se plaignent de ne pas avoir de toilettes dans leur chambre, le militaire répond : « Les filles, j’ai des toilettes dans ma chambre, si vous voulez passer, vous êtes bientôt majeures. » Dans les couloirs comme dans les activités, des tuteurs l’évitent. « On essayait de ne pas rester avec lui. Les petites, elles aussi, n’étaient pas à l’aise », dit-on parmi les encadrants. Maisl’homme n’en reste pas aux allusions. Il n’hésite pas à aller au contact.
« J’ai voulu vite oublier »
Comme ce jour où deux encadrantes préparent une salle avant une activité. L’une d’elles fait tomber son stylo par terre. Penchée, elle sent « un coup de ventre » venant du commandant « au niveau du postérieur », d’après le rapport. Le gradé commente : « Fais gaffe à pas te baisser comme ça, tu pourrais te prendre des coups. » Contactée, cette tutrice confirme avoir senti « le ventre » du militaire « se coller » à elle dès qu’elle ramassait l’objet au sol.
À la fin de la première semaine du séjour de cohésion, le commandant demande à Sabrina de le suivre. Jusqu’à sa chambre. « Il me dit : ‘Rentre ! Sois pas gênée’ », raconte-t-elle à Politis. « J’entre à reculons », précise-t-elle. Une fois qu’ils sont seuls dans la chambre, il laisse la porte ouverte grâce à une chaise qui bloque le passage. « Je mets une chaise pour pas qu’on puisse crier à l’agression sexuelle », lance le commandant, sûr de lui.
Il commence alors à aborder un banal sujet lié à l’organisation du lendemain. « Je n’arrivais pas à le croire, il aurait pu m’en parler ailleurs que dans sa chambre ! », se dit la jeune femme. Puis elle finit par comprendre. Alors que la chambre du militaire est parfaitement rangée, elle aperçoit une boîte de préservatifs négligemment posée sur sa table de chevet. Certains sont sortis et éparpillés. « Je suis super gênée, j’arrive à partir quand un collègue m’appelle depuis le couloir », poursuit-elle, ne sachant pas jusqu’où le commandant aurait pu aller.
Dans son rapport, le lieutenant-colonel observe deux versions différentes : « Philippe H. déclare avoir calé une chaise dans l’entrebâillement de sa porte et ne l’avoir pas fait rentrer [sic] », [Sabrina] va se plaindre au chef de centre avec une version différente où elle prétend qu’il lui a proposé d’entrer pour bloquer ensuite la porte avec une chaise et l’empêcher de sortir, qu’elle a paniqué en voyant une intention de relation sexuelle affichée avec une boîte de préservatifs sur une table ». Rym, à qui Sabrina s’est confiée tout de suite après l’incident, observe de son côté : « Pour elle, ça a été un vrai traumatisme. »
Un épisode dont Sabrina peine à se débarrasser. À tel point qu’elle a songé à déposer une main courante, accompagnée d’une collègue, qui confirme à Politis cette intention. « Mais j’ai vite voulu oublier », indique-t-elle. Parfois, les souvenirs remontent à la surface. Plusieurs semaines après la fin du séjour, alors qu’elle rentrait du travail, un homme lui lance : « Salut cousine ! » Un mot que le commandant, blanc, n’arrêtait pas d’utiliser pour interpeller ses collègues racisées.
J’ai voulu tourner la page comme si rien ne s’était passé.
« Il parlait beaucoup de ses missions en Afrique. Il nous appelait toutes comme ça : cousine », décrit Sabrina. Devant cet inconnu, son corps se raidit. « Ça m’a replongée direct dans ce qu’il s’était passé au SNU. J’ai voulu tourner la page comme si rien ne s’était passé. Mais ça m’a beaucoup marquée en fait. »
Un comportement jugé « raciste » qu’un tuteur a aussi subi. À deux reprises, dont une devant des volontaires, le commandant s’adresse à Victor* en se moquant de ses origines éthiopiennes. Pour expliquer les bons résultats sportifs du jeune homme, le commandant lance : « C’est normal, il est éthiopien. Là-bas, chez eux, ils savent que courir. » Confronté à ses propos, le militaire se justifie : « C’était pour rire. » Le lendemain, d’après le rapport de l’adjointe au chef de centre, il poursuit dans le même registre : « Fallait rien mettre, de toute façon chez vous en Éthiopie vous marchez pieds nus », lance-t-il à Victor, qui portait des claquettes.
Dans une discussion avec le lieutenant-colonel rapportée à l’adjointe au chef de centre, le commandant aurait indiqué que l’équipe d’encadrement, dont plusieurs personnes étaient d’origine maghrébine et subsaharienne, était concernée par un « grand remplacement ». Il a « exprimé l’idée que la population française ne devrait pas être d’origine étrangère », selon le rapport de l’adjointe au chef de centre.
Claque aux fesses
Plusieurs fois, le commandant « touche les cheveux » ou « pose ses mains » sur les épaules de Sabrina. Des « caresses » qui se transforment en « claque aux fesses ». Cette fois-ci, Sabrina n’en est pas la victime. C’est un tuteur qui reçoit ce geste qualifié d’« inadmissible » dans le rapport de l’adjointe au chef du centre. « Pour moi, c’est une agression sexuelle », estime Rym, qui n’était pas présente lors des faits mais qui a constaté « le choc » de plusieurs volontaires témoins. La scène se déroule lors d’une répétition de la cérémonie de clôture, devant tous les jeunes, soit près de 150 volontaires.
Pour moi, c’est une agression sexuelle.
Alors que tous les adolescents marchent au pas, un tuteur quitte le terrain soudainement. Devant la cadre spécialisée, il lance, énervé : « Il m’a mis une claque aux fesses. » Révoltés par ce geste et en soutien de leur tuteur, les volontaires de sa maisonnée décident d’arrêter la répétition. Une attitude qui va faire sortir le militaire de ses gonds. « Je ne vais pas me laisser faire casser les couilles par un gosse de 20 ans », crie-t-il à l’assemblée.
Un incident que le lieutenant-colonel, témoin des faits, décrit aussi dans son rapport : le commandant « a adressé une tape en bas du dos et sur les fesses, à la manière d’un entraîneur, pour le rassurer. À la suite de quoi, [le tuteur] s’est plaint d’une attitude déplacée auprès du chef de centre ». Contacté, le lieutenant-colonel affirme avoir demandé au commandant, qui partira dès le lendemain, de démissionner. Une version démentie par plusieurs membres de l’encadrement, selon lesquels le commandant aurait simplement pris un congé de maladie.
« On pensait vraiment que Lucas allait clams »
Quelques heures après cet incident, le lieutenant-colonel a une altercation avec Sabrina, sur laquelle il revient dans son rapport. Alors que la tutrice s’entretient avec deux volontaires malgré l’heure tardive, le militaire intervient pour se plaindre du volume sonore de la discussion. « Il s’énerve compte tenu de la fatigue et de la tension qui a été celle de cette journée et finit par lui dire : ‘Laissez-moi parler petite conne’ », est-il écrit dans son rapport, dans lequel il parle de lui-même à la troisième personne. « Elle portera ces propos comme orduriers et traumatisants en pleurant dès le lendemain auprès du chef de centre et auprès de tout le personnel d’encadrement. »
Dans une note écrite par l’une des deux volontaires présentes lors de ce vif échange, que Politis a pu consulter, l’attitude du lieutenant-colonel est pointée du doigt : « Il se met à parler de façon agressive à ma tutrice. » « Vous savez qui je suis moi ! ? Vous savez ce que j’ai vécu ! ? », consigne l’adolescente. « Les enfants étaient paralysés de peur », décrit Sabrina, qui considère que « s’il avait pu [la] gifler, il l’aurait fait ». Le lendemain, le militaire s’est excusé auprès de la tutrice.
Les enfants étaient paralysés de peur.
Plusieurs fois au cours du séjour, ce haut gradé n’a pas réussi à garder ses nerfs. Lucas* en a subi les frais, lors d’une « punition collective sportive » décidée par le lieutenant-colonel après que des volontaires se sont réunis en mixité dans une chambre, après le couvre-feu. Décision est prise de les réunir dehors, en pleine nuit, pour ensuite se rassembler sur la piste d’athlétisme.
Après plusieurs tours de terrain, Lucas perd connaissance. Il tombe au sol et reste inconscient. Quand l’adjointe au chef du centre arrive sur les lieux, elle reconnaît le jeune : sur sa fiche sanitaire, il était indiqué que le sport intensif lui était proscrit. Et pour cause : Lucas s’est fait amputer d’un orteil avant le SNU. Il souffre aussi d’asthme. Quelques minutes plus tard, il est emmené par les pompiers.
À 1 heure 42, à l’hôpital, le jeune homme a réalisé plusieurs examens et attend l’arrivée d’un médecin, selon des SMS que Politis a pu consulter. Il ressortira trois heures plus tard. « C’était flippant hier soir, on pensait vraiment que Lucas allait clams (mourir) », décrit un volontaire. « Je ne veux pas finir dans un sale état comme Lucas », compare une autre qui faisait, elle aussi, une crise d’asthme au cours de cette punition.
Autorités complices
Au terme du deuxième séjour de cohésion, militaires et volontaires ont un avis divergent sur la pédagogie à avoir. Dominique V. conclut son rapport en affirmant qu’il « serait judicieux de confier la responsabilité des centres à des militaires réservistes ou d’active ». De leur côté, certains volontaires ne voient pas d’un bon œil l’implication des gradés dans le SNU. « Pour moi, les militaires n’avaient pas compris que nous étions tous égaux lors de ce séjour et que le respect n’était pas que dans un sens mais mutuel », note l’une d’entre elles. D’autres encore attendaient « quelque chose de sérieux autour des valeurs patriotiques ».
Une différence de pédagogie que souligne un conseiller d’éducation populaire et de jeunesse adhérent à la CGT. « Je ne perçois pas la finalité d’émancipation et d’esprit critique dans les pratiques pédagogiques de l’armée. Cela relève d’une intention impossible alors que c’est affiché comme un parti pris par la secrétaire d’État », estime-t-il. Des dissonances que Sarah El Haïry aura bien du mal à accorder si le SNU devenait obligatoire et sur temps scolaire.
Sauf si les incidents sont mis sous le tapis ? Malgré les rapports envoyés par l’adjointe au chef du centre et le lieutenant-colonel qui décrivent les épisodes des deux séjours de cohésion, les services de l’académie sont restés indifférents. Selon les comptes rendus de cinq entretiens réalisés par le SDJES et que Politis a pu consulter, aucune question n’a été posée sur le passage à l’hôpital de Lucas, ni sur le « traumatisme » qu’a vécu Sabrina, encore moins sur la « claque aux fesses » administrée au tuteur ou les propos racistes et gestes sexistes.
Lorsque l’existence d’un rapport sur le comportement des deux militaires est mentionnée par les tuteurs et les cadres, le SDJES fait mine de l’apprendre et leur demande de le recevoir. Pourtant, selon des mails dont Politis a pris connaissance, ce document comme celui du lieutenant-colonel ont bien été envoyés au service départemental avant les auditions.
C’est la preuve qu’ils ont voulu étouffer l’affaire.
Des réponses de plusieurs membres du personnel ont aussi été modifiées. « Les propos n’étaient pas les mêmes », assure l’une d’entre elles. « C’est la preuve qu’ils ont voulu étouffer l’affaire », estime-t-elle. « À un collègue, le SDJES lui a répondu qu’il n’avait pas besoin de savoir la suite de l’enquête. Pourtant on était plusieurs à mentionner tout ce qu’il s’était passé. Moi, je voulais juste que Philippe H. ne travaille plus jamais avec des jeunes », regrette-t-elle.
Contacté, le SDJES n’a pas répondu à nos sollicitations. Il n’a pas confirmé si Dominique V. ou Philippe H. avaient été sanctionnés. Et n’a pas précisé si les deux militaires continuaient, ou non, à encadrer le SNU cette année.
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