« L’Amitié » : la générosité des fenêtres

Alain Cavalier filme des personnes avec lesquelles il entretient ce sentiment depuis de longues années.

Christophe Kantcheff  • 25 avril 2023 abonné·es
« L’Amitié » : la générosité des fenêtres
Détail de l'affiche du fillm “ L'amitié »
© Smara Distribution.

L’Amitié / Alain Cavalier / 2 h 04.

Le premier s’appelle Boris Bergman, a écrit les paroles de quantité de chansons, dont celles d’Alain Bashung à ses débuts. Le deuxième, Maurice Bernart, fut producteur, en particulier de Thérèse (1985), l’un des films les plus célèbres d’Alain Cavalier. Enfin, le troisième est Thierry Labelle, le plus jeune (la cinquantaine), coursier de profession, qui a figuré dans un autre film du cinéaste, Libera me (1993). Parce qu’ils apparaissent séparément et successivement, on ne sait si ces trois hommes se connaissent (probablement non). Mais ils ont un point commun : ils sont amis avec Alain Cavalier. Et cela de longue date.

Ce qui émane avant tout du nouveau film d’Alain Cavalier, tourné le plus simplement du monde avec sa seule petite caméra, comme à son habitude, est ce lien de fidélité, fruit d’un long compagnonnage. Des amis d’au moins trente ans. Leur joie chaque fois de se retrouver est douce et manifeste, imprègne tout le film et devient dès lors communicative.


(Smara Distribution.)

Les rencontres se déroulent dans les lieux de vie de ces trois hommes : leur appartement, leur maison. Comme souvent chez Cavalier, L’Amitié est un film d’intérieurs, qui concerne aussi l’intérieur des êtres – ce que la littérature sait dépeindre, lui le fait par l’image. Ces lieux de vie disent beaucoup de leur personnalité. Le tempérament bohème de Boris Bergman est saillant dans son appartement peu rangé.

Celui de Maurice Bernart et sa maison normande apparaissent au contraire ordonnés et cossus, attestant d’un besoin de sécurité. Quant à l’endroit où Thierry Labelle reçoit volontiers le cinéaste, c’est au sous-sol de sa maison de banlieue aménagé en tanière, où ce nostalgique de navigation en solitaire, toujours jovial, se retrouve à l’abri du monde, sirotant un verre de vin et fumant un joint de temps à autre.

Vibration d’existences

Alain Cavalier évoque des souvenirs communs, filme quelques scènes du quotidien, oriente les conversations, formule des requêtes. Il demande par exemple à Boris Bergman, qui est alors en train de travailler dans son salon, entouré de deux musiciens, de chanter Vertige de l’amour après que le parolier a raconté l’histoire de la création de la chanson. Bashung est très présent dans ses propos, entre souvenirs et regrets non dits – celui d’être aussi dans la lumière, par exemple. Prompt à plaisanter, Bergman a dans le regard de la mélancolie, accentuée quand il chante quelques couplets en yiddish, la langue de ses parents.

Comme souvent chez Cavalier, L’Amitié est un film d’intérieurs, qui concerne aussi l’intérieur des êtres.

Les femmes sont là aussi, souvent dans le cadre, sauf celle de Thierry Labelle, que l’on entend mais qui n’a pas souhaité être filmée. Elle est handicapée. On apprend par elle que son mari, qui ronge ses ongles comme un adolescent, lui « a donné la force de vivre ». L’épouse de Maurice Bernart, quant à elle, est Florence Delay, dont l’activité d’écrivaine ne l’empêche pas d’entourer son mari d’une attention protectrice sans relâche.

Bernart soigne son élégance sur son corps fatigué d’homme de plus de 90 ans. Il évoque Montauban quand il était enfant, au temps de la Résistance et du père Chalumeau, un prêtre catholique qui lui apprenait l’hébreu afin que le garçonnet puisse un jour passer sa bar-mitsvah. Lui aussi a eu un rêve non réalisé : devenir cinéaste. Mais il avoue que la difficulté de la tâche l’a fait reculer – peut-être aussi un irrépressible besoin de confort.

L’amitié ne s’énonce pas mais éclabousse l’écran : par la complicité, la tendresse, l’absence de jugement. Une fragilité se dessine : le fil de l’amitié est aussi celui de la vie. Cette vie si précieuse, exposée au moindre mauvais coup dur qui peut la faire disparaître. Le précédent film d’Alain Cavalier s’intitulait Être vivant et le savoir.

Sur le même sujet : « Être vivant et le savoir » : la question du départ

Sa caméra, en se posant sur les protagonistes de L’Amitié, enregistre la vibration d’existences, sédimentations d’expériences, qui se traduisent aussi dans les objets qui les entourent. À un moment donné, Florence Delay lit un bref et émouvant passage de l’un de ses livres. Il y est dit : « Ces petites révélations du monde que sont les fenêtres. » Les films d’Alain Cavalier agissent de la même façon, comme de larges et généreuses fenêtres.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes