Retraites : « Le plus important, c’est la durée du mouvement »
La semaine s’annonce décisive pour la suite du mouvement social contre la réforme des retraites. Même si la loi ne tombe pas, les historiennes Mathilde Larrère et Danielle Tartakowsky s’accordent pour dire que « le mouvement est réussi ».
Alors que le Conseil constitutionnel doit rendre son verdict ce vendredi sur la constitutionnalité de la réforme des retraites, la mobilisation se poursuit avec une douzième journée de manifestations sur tout le territoire ce jeudi 13 mars. Mais face à un gouvernement sourd, à quoi sert-il encore d’aller battre le pavé ? Regards croisés des historiennes des mouvements sociaux, Mathilde Larrère et Danielle Tartakowsky, sur une mobilisation qui dure.
La manifestation comme moyen de faire plier les gouvernements est-elle toujours d’actualité ?
Mathilde Larrère : Ce qui pose problème, ce n’est pas la manifestation mais le fait que le gouvernement ne bouge pas un orteil alors qu’il y a des manifestations de cette ampleur. Il y a une absence de prise de conscience de cette réalité par le gouvernement.
Danielle Tartakowsky : Ce n’est pas un match. Dans un cadre démocratique bien compris, le processus d’élaboration de la loi intègre les aspirations des citoyennes et des citoyens, exprimées par les syndicats, les associations ou les états généraux. Ce à quoi on assiste aujourd’hui est un déni de démocratie ainsi comprise.
La démocratie et la souveraineté ne sont pas censées se réduire à un vote tous les cinq ans.
M. L : La démocratie et la souveraineté ne sont pas censées se réduire à un vote tous les cinq ans pour un président et une Assemblée, qui plus est les conditions du vote qui ont conduit à ces résultats. Il y a d’autres canaux d’expression de la souveraineté populaire : les syndicats, la manifestation, et même une certaine réalité dans les sondages. Une élection présidentielle, législative n’est pas un blanc-seing qui empêche toute expression de la souveraineté du peuple entre deux consultations électorales.
Les avancées sociales sont-elles toujours la conséquence de manifestations, voire de révolutions ?
M. L : Ce n’est pas forcément immédiat. Il peut y avoir des décalages et ça peut être le résultat d’histoires longues. Prenons l’exemple de la loi d’avril 1919 qui concède les 8 h. Il n’y pas dans les jours ou les semaines qui précèdent de manifestations pour les réclamer. Mais la mobilisation courait depuis les années 1880 et s’arrête avec la guerre. J’aurais tendance à dire qu’il n’y a pas d’avancées sociales majeures qui ne se soit pas appuyées d’abord sur des remises en question et des espaces de réflexion.
D. T : En France, en 1936, comme à la Libération, les acquis sociaux résultent de la conjonction de mobilisations sous la forme de grèves ou de la Résistance et d’un rapport de force politique inédit. Nous sommes dans un pays où s’est imposée très vite, après 1936 et durablement, l’idée que la lutte paie. Méfions-nous du temps court.
Quel est l’objectif de la manifestation ?
M. L : C’est une forme d’expression d’une opinion. Puisqu’elle s’exprime dans l’espace public et en nombre de personnes, elle permet de se compter. En interne, c’est galvanisant. Mais avant de parler de l’objectif, il faut parler du destinataire : elle s’adresse aux pouvoirs publics.
D. T : Pendant des décennies, la question du nombre n’était pas évoquée. À partir du moment où la manifestation commence à fonctionner de facto comme un référendum d’initiative populaire, dans les années 1990, il est devenu plus signifiant de savoir s’il y a 5 000 ou 50 000 manifestants. Mais ce n’est pas parce qu’il y a moins de monde dans les manifestations que le mécontentement diminue.
Nous en sommes à la douzième manifestation : c’est absolument considérable.
M. L : Le plus important n’est pas la quantité de manifestants mais le nombre de manifestations. C’est la durée du mouvement qui compte. Nous en sommes à la douzième manifestation : c’est absolument considérable. Puisqu’ils aiment tant les nombres, c’est étonnant que ce celui-ci soit si peu évoqué.
Qu’est-ce qu’une manifestation réussie ?
D. T : À la fin du XIXe siècle, le ministère du Travail met en place la statistique des grèves : qui ? Où ? Pourquoi ? Et trois colonnes : réussite, compromis, échec. On ne saurait appréhender de la sorte la manifestation. Quand Juppé retire son plan en 1995, c’est évidemment un succès. Mais il serait très réducteur de dire que le succès d’une manifestation tient au retrait d’une réforme. Elle contribue à construire et à consolider le groupe, à mettre des questions à l’agenda, questions dont certaines trouvent leur solution plus tard.
Le mouvement actuel, quoi qu’il arrive, est réussi. Il a réveillé la dynamique syndicale et militante.
M. L : Le mouvement actuel, quoi qu’il arrive, est réussi. Il a réveillé la dynamique syndicale et militante. Les gens discutent, lisent, s’informent, se syndiquent : il y a une politisation qui se fait dans le cadre de la mobilisation. Ça ne va pas s’arrêter et c’est profondément positif, même si la loi ne tombe pas.
Lors de la dernière manifestation, le nombre de personnes dans les rues a été divisé par deux par rapport au pic du 7 mars. La fatigue et la lassitude sont-elles en train de gagner le mouvement ? Le gouvernement mise-t-il là-dessus ? Est-ce un pari gagnant ?
D. T : Il refait exactement ce qu’il a fait avec les Gilets jaunes en jouant la lassitude, que la répression permet d’accroître, misant, pour l’heure en vain, sur la division, et récusant le débat. Mais la victoire alors remportée n’est qu’apparente. Les exigences demeurent et les mouvements se cumulent.
M. L : Le gouvernement ne gagnera que la colère, la rage et la déception. Il mise sur la lassitude, mais aussi sur le LBD, la lacrymo et la violence. Ce qui bascule avec le 49.3, c’est un changement complet du dispositif de maintien de l’ordre. Lors des premières manifestations, les forces de l’ordre étaient dans les rues parallèles, au cas où, mais pas visibles. On pouvait à nouveau manifester en famille, avec les enfants.. Après le 49.3, on voit les forces de l’ordre casquées, visières prêtes à être baissées. Très vite reviennent les charges et les nasses de fin de manif. Macron mise sur la peur et ce n’est pas possible en démocratie.
Comment un mouvement évolue-t-il quand il constate son incapacité à faire bouger les lignes ?
M. L : Pour l’instant ! Comme vous êtes négatif ! Il y a une absence de l’issue démocratique normale. Des manifestations massives, un soutien dans l’opinion publique et une intersyndicale sans précédent : dans une démocratie qui fonctionne, il y aurait dû avoir un retrait. Il y a donc un retour d’autres répertoires d’action qui recourent davantage à l’illégal et qui jouent moins le jeu de la manifestation pacifique.
D. T : On n’en est pas là. Au demeurant, mine de rien, d’autres lignes bougent : l’examen de la loi Darmanin est repoussé, les bourses étudiantes augmentées et le SNU renvoyé à plus tard. Ce sont là des effets indirects mais non négligeables du mouvement.
Face au mutisme et à la surdité des pouvoirs publics, la radicalisation d’un mouvement est-elle toujours violente ?
M. L : La violence est co-construite. C’est violent parce que la violence est en face. Il est impossible de parler de violence des manifestant.es sans regarder celle des forces de l’ordre.
D. T : Et celle du gouvernement ! Dans les mots et dans les actes.
M. L : Ils espèrent que le mouvement va perdre le soutien de l’opinion publique en recourant à des répertoires d’action plus violents. Les autorités ont la main sur le thermostat de la violence. Si on se retrouve face à des CRS casqués, la main sur la gazeuse, il va y avoir des éléments qui s’affronteront à ces forces de l’ordre. Mais si les forces de l’ordre ne sont pas là avec la gazeuse et le casque, il ne se passe pas ça. Face à un État qui n’est pas violent, on peut très bien se faire entendre autrement.
Les autorités ont la main sur le thermostat de la violence.
D. T : En 1936, il n’y a pas de violence. Quand le CNR élabore son programme en 1944, il n’y a pas de violence. 1995, ce n’est pas violent non plus. Mais quand on a de la surdité en face et qu’on est acculé, à un moment donné, il peut advenir qu’on morde. Il ne s’agit pas de donner un blanc-seing, mais on fait avec les armes qui restent.
Comment analyser la rhétorique de criminalisation du mouvement social ?
M. L : La criminalisation qui sert à dépolitiser un mouvement et refuser de reconnaître la légitimité politique et sociale d’une revendication est vieille comme le monde. Je la vois en 1832 face à l’émeute républicaine parisienne, en 1831 face à la révolte des canuts, au moment des lois scélérates contre les anarchistes en 1893 ou pendant la Commune. Les termes « factieux » et « faction » employés par Macron renvoient à la proclamation de Napoléon Bonaparte qui justifie son coup d’État au nom de la lutte contre ces « factieux » et ces « factions ».
D. T : Macron a balayé un siècle d’histoire. Le mot « terrorisme » est aussi utilisé contre les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas du vocabulaire politique, au meilleur sens du terme. Chaque mot a une histoire. C’est délibéré.
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