« Othello » : le sourire cruel du grand William
Avec en son centre le tandem Adama Diop-Nicolas Bouchaud dans les rôles d’Othello et de Iago, la mise en scène de Jean-François Sivadier révèle avec bonheur le comique qui loge dans la tragédie de Shakespeare. Et lui donne ainsi une vie intense.
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Othello / mise en scène Jean-François Sivadier / Jusqu’au 22 avril au Théâtre de l’Odéon à Paris. Également du 26 au 28 avril à Grenoble (38) ; du 4 au 6 mai à Toulon (83) ; du 10 au 13 mai à Toulouse (31) et les 24 et 25 mai à Châtenay-Malabry (92).
La leçon qui ouvre l’Othello de Jean-François Sivadier n’est pas présente chez Shakespeare mais en introduit finement les personnages et les enjeux. Adama Diop, dans le rôle-titre, en est le maître et Émilie Lehuraux, qui joue Desdémone, est son élève. En enseignant à sa future épouse et fille du sénateur Brabantio (Cyril Bothorel) des bribes de wolof, le Maure, ancien esclave devenu général à Venise, est montré dans une position de pouvoir qui ne va pas durer.
Cela rend sa chute imminente d’autant plus abrupte pour le spectateur, à qui le cours inaugural est adressé autant qu’à la jeune amoureuse. Dès l’entrée en scène de Nicolas Bouchaud, en effet, il est clair que le destin d’Othello est scellé. Complice de la première heure de Jean-François Sivadier, soit dès Italienne, scène et orchestre (1997), le comédien incarne ici un Iago – compagnon d’armes d’Othello, qui lui a préféré un dénommé Cassio (Stephen Butel) pour lieutenant – capable d’élever la traîtrise et la manipulation au rang d’art.
Dans cette mise en scène fondée sur la traduction de Jean-Michel Déprats et émaillée d’ajouts divers qui sont autant de délicats anachronismes, Iago-Bouchaud offre un concentré de tous les registres que Shakespeare entremêle dans sa pièce. Alors que les autres personnages ont tendance à s’en tenir à la ligne de conduite qui leur est tracée dès leurs premiers mots, lui ne cesse de se promener de la tragédie à la comédie.
L’humour d’Othello, bien souvent recouvert par la violence de la pièce, s’exprime en effet ici avec bonheur. Clairement présenté comme le metteur en scène de la tragédie qui finit dans le sang de Cassio, de Desdémone et d’Othello, Iago – qui ne perd rien pour attendre – révèle la drôlerie cruelle de cette pièce qui est la seule du grand William à ne pas avoir pour centre un contexte historique réel.
« Une invitation à se tenir constamment sur la brèche »
Si la guerre de la République de Venise avec les Turcs est évoquée, ce n’est pas elle en effet qui motive la haine de Iago envers le général étranger. Nicolas Bouchaud laisse ouvertes toutes les hypothèses possibles à ce sujet. Le racisme, ordinaire dans la Venise du XVIIe siècle, en fait bien sûr partie. Mais il est loin de suffire à expliquer toute la vengeance de Iago, sa cruauté.
La dimension très domestique, intimiste, d’Othello offre à Jean-François Sivadier et à ses acteurs un terrain de jeu passionnant. À chaque instant, ils savent faire vivre intensément le plateau. Tous à leur manière rendent concrète la pensée très riche que Nicolas Bouchaud déploie dans son livre Sauver le moment, que nous évoquions à sa sortie dans ces pages.
Ils font des cinq actes de la tragédie, selon les termes du comédien, « un assemblage d’éléments hétérogènes », et donc « une invitation à se tenir constamment sur la brèche, à maintenir son état de veille ». Comme le souhaitait leur metteur en scène, ils donnent ainsi à la pièce l’allure d’une grande improvisation, d’une grande fête.
On y célèbre l’amour autant que la violence, dans un équilibre parfait parce que sans cesse menacé. Comme l’écrit encore Nicolas Bouchaud au sujet d’un autre spectacle de Sivadier – La Vie de Galilée (2002), de Bertolt Brecht –, il y a « entre “penser” et “divertir” tout un combat qui se joue. Il y a un espace à défendre. Un écart à maintenir, une tension à préserver ».
Le duo Adama Diop-Nicolas Bouchaud a beau être au cœur de la noce on ne peut plus funèbre, les autres comédiens sont essentiels à son foisonnement et à son impureté. Gulliver Hecq, par exemple, apporte une touche de clownesque avec son Roderigo – noble vénitien et amoureux éconduit de Desdémone – aussi versé dans la chute que dans la lamentation. Jisca Kalvanda, qui joue à la fois le doge de Venise et Emilia, la femme de Iago, se situe plutôt du côté sérieux, cérébral de la pièce.
Si elle se laisse parfois aller à un débordement, c’est pour défendre la cause des victimes d’injustice. Soit Cassio, accusé à tort par Iago de courtiser Desdémone, et cette dernière qui se voit donc taxée d’infidélité. Grâce à eux, toutes les morts d’Othello remettent Shakespeare en pleine forme.