« Les artistes commencent à se considérer comme des travailleurs »
Depuis cinq mois, une mobilisation inédite traverse les écoles d’art partout en France. Derrière cet élan politique, le Massicot, jeune syndicat, outille et fédère.
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Par sa longévité et son caractère massif, la mobilisation actuelle des étudiants en art et en design constitue déjà une petite révolution. Depuis décembre 2022, ils dénoncent avec éclat l’abandon des pouvoirs publics qui menace plusieurs établissements et favorise les onéreuses écoles privées. Plus encore, c’est toute une vision utilitariste et marchande de l’art qui est rejetée par cette nouvelle génération d’artistes.
Sam (qui préfère se présenter sous son simple prénom), élève en design à l’École nationale supérieure de création industrielle (Ensci)-Les Ateliers à Paris, est l’un des membres fondateurs du Massicot, premier syndicat rassemblant les étudiant·es des écoles d’art, de design et d’architecture, et cœur fédérateur de cette irruption politique.
Qu’est-ce qui a impulsé la création du Massicot ?
Sam : L’histoire remonte à 2019. Nous nous étions mobilisés dans mon école contre la décision de nomination d’une nouvelle direction. Notre mouvement s’appelait L’Ensci fait le mur, car on avait barré l’accès à la cour avec un mur de parpaings et vissé des planches autour des bureaux de la direction. Et on a gagné ! Peu après, les élèves en céramique de l’école Duperré nous ont contactés car leur section était menacée, et plusieurs autres leur ont emboîté le pas. Mais il nous manquait une vraie organisation pour nous structurer.
À Perpignan, l’école a fermé en 2016 car la mairie RN lui a coupé les financements.
Pendant la crise du covid, nous avons organisé des assemblées générales en ligne. Puis, en septembre 2021, nous avons donné rendez-vous dans la vraie vie aux plus motivés. Nous voulions affirmer que nous étions des étudiants pas tellement différents des autres. C’est pourquoi nous avons tenu à nous former auprès d’autres syndicats étudiants. Notre congrès fondateur a eu lieu en octobre 2022, et aujourd’hui notre fédération compte six sections locales.
Y a-t-il déjà eu par le passé des structures syndicales analogues dans les écoles d’art ?
On est justement en quête de traces afin de reconstituer des initiatives antérieures. Il apparaît que, dans la période post-Mai 68, des antennes syndicales, notamment de l’Unef, ont existé ponctuellement dans les écoles. Mais une fédération avec une approche syndicale et politique, c’est une première, je crois.
À peine quelques semaines après le congrès fondateur du Massicot, une mobilisation spontanée enflamme une à une les écoles d’art de France…
Oui, tout a commencé fin novembre à l’École de l’image de Poitiers (Eesi). On a subitement annoncé aux élèves une coupe budgétaire massive et plusieurs suppressions de postes. Ils se sont spontanément organisés en occupant l’école. Tout de suite, nous nous sommes mis en lien avec eux pour leur proposer notre aide, des formations et des outils.
Cette mobilisation inédite en a engendré d’autres, notamment dans des écoles aux situations encore plus tragiques. C’est le cas de l’École supérieure d’art et de design (Esad) de Valenciennes, qui est tout bonnement menacée de fermeture. C’est ainsi que, le 18 janvier, notre interorganisation et d’autres syndicats ont appelé à une première journée d’action collective. Au pic du mouvement, 32 écoles sur 45 étaient occupées ou bloquées, sans compter les écoles d’architecture.
Avez-vous des modalités spécifiques d’action ?
Il y a un recours assez fort à nos outils et un goût pour la mise en scène dans nos actions. Par exemple, à Poitiers, les élèves mobilisés ont organisé un faux enterrement de leur école et ont fait graver une plaque funéraire. À Rouen, les élèves de l’école d’architecture de Normandie ont érigé des murs dans la ville.
Mais les moyens les plus efficaces restent les blocages, les grèves et les rassemblements. Nos directions sont moins habituées à la contestation étudiante, ce qui explique peut-être que les occupations aient pu tenir plusieurs semaines pour certaines, alors qu’elles sont de plus en plus entravées ailleurs.
Les écoles territoriales se retrouvent tributaires de la couleur politique des villes.
Comment se fait-il que presque tous les établissements rencontrent la même crise ?
On constate partout d’importants déficits. Le problème est surtout spécifique aux 33 écoles d’art territoriales, qui, elles, dépendent des collectivités, contrairement aux écoles nationales. Elles paient le prix d’un désinvestissement de l’État, qui ne les finance plus qu’à hauteur de 12 à 20 %, et se retrouvent alors tributaires de la couleur politique des villes.
À Perpignan, l’école a fermé en 2016 car la mairie RN lui a coupé les financements. Aujourd’hui, à Valenciennes, c’est une municipalité LR qui se désengage. Cela nous ramène aussi au problème de la centralisation de l’art. À part quelques exceptions, les écoles nationales sont toutes à Paris.
La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, a annoncé, le 28 mars, une aide d’urgence de 2 millions d’euros pour les écoles territoriales, bien en deçà des 20 millions que vous réclamiez.
Ce plan d’urgence est miteux. 2 millions, cela représente 60 000 euros par école. Or l’Andéa (Association nationale des écoles supérieures d’art) estime que la situation exige de 10 à 12 millions au minimum simplement pour résoudre la crise. Je vois cette annonce comme une tentative d’endormir la mobilisation. Nous sommes contraints de continuer la lutte si nous voulons réellement sauver un enseignement accessible à tous.
Rima Abdul Malak a également scellé le sort de l’école de Valenciennes : il n’y aura pas d’aide supplémentaire pour pallier l’abandon de la municipalité.
Le ministère a considéré que l’État avait fait sa juste part, que le sort de cette école n’était plus de sa responsabilité. Sans augmentation de moyens, on va tout simplement vers la fermeture d’une des plus anciennes écoles d’art en France (ouverte en 1782 !). Il reste deux ans, le temps que les étudiants actuels soient diplômés. On va continuer à se battre.
Doit-on craindre que l’enseignement privé de l’art surpasse l’enseignement public ?
Les 116 écoles privées – dont 5 seulement offrent des diplômes reconnus – représentent aujourd’hui entre 15 000 et 20 000 des 45 000 étudiants d’art et de design. En quelques années, ces formations, qui coûtent entre 6 000 et 13 000 euros par an, ont fleuri un peu partout.
Ce qui est inquiétant, c’est que le ministère ne semble pas vouloir inverser cette tendance, au contraire. Il a annoncé vouloir rendre publique une carte de France des établissements mais sans distinction entre écoles privées et publiques. C’est le même raisonnement qui a donné lieu à l’abandon de Valenciennes : à quoi bon la maintenir puisqu’il y a déjà deux écoles privées ?
Comment comprendre la vision que se fait le gouvernement de la culture ?
Pour le gouvernement, l’art est une fabrique à rayonnement national et un outil d’attractivité. Les régions, les villes, les métropoles doivent devenir des marques. Il verrait d’un bon œil l’institution d’écoles spécialisées, en faisant par exemple des Beaux-Arts d’Angoulême une école de BD. Pouvoir former un « fleuron » national avec uniquement les quelques personnes qui sortiraient du lot. Tout cela, sous couvert d’une méritocratie factice.
En face, la résistance s’organise…
En pleine mobilisation contre la réforme des retraites, l’AG de notre coordination interécoles a rassemblé en janvier 500 personnes. C’est inédit ! La repolitisation – voire la politisation tout court – des écoles fait partie d’un vaste mouvement qui secoue l’ensemble du monde de l’art.
À rebours de la vision héritée du romantisme, les artistes commencent enfin à se considérer comme des travailleurs et des travailleuses. Je pense à la récente création de La Buse [collectif de travailleur·ses de l’art, NDLR], à l’occupation du Musée des beaux-arts de Lyon ou à la perturbation de l’inauguration de Mondes nouveaux [un programme « d’excellence » du ministère de la Culture dans le cadre du plan de relance, NDLR].
Nous devons continuer la lutte si nous voulons sauver un enseignement accessible à tous.
Le monde de l’art est aujourd’hui pour beaucoup le fruit d’un entre-soi. Si on instaure un rapport de force, on peut arriver à imposer une démocratisation des espaces, moins de sélection, un revenu continu pour les artistes-auteurs. Ce qu’il se passe chez nous relève des mêmes mécanismes que ceux à l’œuvre dans l’éducation, la santé et les services publics en général.
C’est pourquoi nous participons aussi au mouvement contre la réforme des retraites. Et preuve que la lutte paye : le 19 avril, les collectivités locales ont acté l’augmentation de 250 000 euros du financement de l’école de Toulouse, l’une des plus activement mobilisées !