Macron, un parfait exemple de la « pensée Sciences Po »

La mentalité inégalitaire qui a donné naissance à Sciences Po en 1871 se perpétue dans l’exercice du pouvoir d’Emmanuel Macron, qui se croit l’incarnation d’un gouvernement par la raison, hermétique à la « foule ignorante ».

Mathieu Dejean  • 28 avril 2023
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Macron, un parfait exemple de la « pensée Sciences Po »
Lors d'une manifestation contre la réforme des retraites, le 28 mars 2023, à Paris.
© Lily Chavance.

Sciences Po, l’école de la domination, Mathieu Dejean, La Fabrique.

En déclarant le 21 mars 2023 que « la foule qui manifeste n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », Emmanuel Macron a révélé qu’il était le digne héritier des concepteurs de l’École libre des sciences politiques (ELSP), l’ancêtre de Sciences Po (dont il est sorti diplômé en 2001).

Après le double choc de la défaite de la France à Sedan en 1870 et de la Commune de Paris, le fondateur de cette école, Émile Boutmy, convoitait en effet de « refaire une tête de peuple » et de créer l’élite qui, « de proche en proche, donnera le ton à toute la nation ».

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Au point de départ de Sciences Po, en 1871, il y a donc l’idée de légitimer par les « compétences » une bourgeoisie préoccupée par la force des premiers courants socialistes. En 1872, devant l’assemblée générale des actionnaires de l’ELSP, Boutmy explique ainsi avoir voulu la réarmer intellectuellement, alors qu’elle n’avait « pas autre chose que des lieux communs conservateurs à opposer aux lieux communs révolutionnaires de la foule ».

Mathieu Dejean Sciences Po

Cette autocritique de classe nourrissait les réflexions d’intellectuels conservateurs de l’époque, comme Hippolyte Taine et Ernest Renan, dont il s’inspire. Il suffirait donc, pour Boutmy, « d’une centaine d’hommes déjà instruits » pour « donner le ton à l’esprit public au nom d’une sérieuse compétence », et espérer voir « décliner, par comparaison, le prestige des gens qui jugent sans étude et décident de tout ».

Ratiocratie et caractère bourgeois

Il livre alors une vision singulière de « l’homme d’État » idéal, qui résonne particulièrement avec la conception de la démocratie propre à Emmanuel Macron, typique de la IIIe République – une « ratiocratie », ou gouvernement par la « raison » dont il se voit comme l’incarnation, comme l’explique le politiste Vincent Tiberj.

Jusqu’en 1945, Sciences Po était d’ailleurs entièrement privée, alors qu’elle a très vite détenu le monopole du recrutement des grands corps administratifs, d’où les attaques dont elle a fait l’objet de la part de la gauche qui demandait sa nationalisation.

Comme on le voit, il était alors beaucoup question d’« hommes » d’État : Sciences Po a longtemps été un foyer de la domination masculine. Dans ses travaux sur la méritocratie, La sociologue Annabelle Allouch rapporte ainsi qu’en 1945, le directeur de Sciences Po, Roger Seydoux, se félicitait d’avoir mis en place un examen spécifiquement pour les femmes afin d’empêcher leur « invasion » (1). La parité numérique dans la communauté étudiante n’a été atteinte qu’à la fin des années 1990.

1

Mérite, Annabelle Allouch, Anamosa, collection « Le mot est faible », p. 33.

Si Sciences Po s’est parée des vertus de la science et de prétendues compétences pour se légitimer ainsi que ses diplômés, elle n’a cependant jamais réussi à faire totalement oublier son caractère bourgeois. Jusqu’en 1943, il n’y avait ainsi pas de concours d’entrée à Sciences Po. Il suffisait de payer les droits de scolarité, ce qui éliminait d’emblée une bonne partie de la population.

Et si, à la suite des réformes menées notamment par Richard Descoings à partir de 2001, Sciences Po s’est ouverte à des profils plus divers, les classes populaires en sont toujours très largement exclues (14 % des étudiants sont des enfants d’ouvriers et d’employés, ce qui est certes toujours mieux que les 3 % de 1998).

Les classes populaires en sont toujours très largement exclues.

Aujourd’hui l’institution, qui a récemment célébré ses 150 ans, tend à réécrire sa propre histoire à son avantage et à faire passer pour des clichés anti-élite les critiques qui lui sont adressées (voir le livre sorti en 2022, Sciences Po, le roman vrai, dont le titre fait écho à l’intitulé de cette chronique). Elle est ainsi parvenue à faire globalement taire une contestation autrefois bien ancrée à gauche – le Front populaire a voulu la nationaliser, Mai 1968 voulait en finir avec les grandes écoles et dans La noblesse d’État (1989), Bourdieu a posé les jalons d’une critique de la reproduction sociale à Sciences Po.

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Pourtant, force est de constater que l’héritage idéologique de la fondation de Sciences Po pèse encore sur les mentalités de figures tutélaires de l’école, qui continuent de fournir les plateaux de télévision, comme sur les professionnels de la politique qui nous gouvernent et qui sont passés par ses bancs. La séquence de mobilisation contre la réforme des retraites commencée le 19 janvier 2023 a été l’occasion de constater la prédominance de leur discours méprisant le peuple et ses « débordements ».

L’école n’est pas pour rien dans l’abîme toujours plus grand qui sépare les gouvernants du peuple.

Le 19 mars sur BFMTV, l’ancien directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Pascal Perrineau (choisi par Macron pour être un des « garants » du grand débat après la crise des gilets jaunes), déclarait ainsi : « Je ne crois pas que la révolte à laquelle on assiste à Paris depuis trois nuits soit une révolte contre le 49-3. » Et il enchaînait : « Je suis sûr qu’on ferait une interrogation écrite – c’est mon côté professeur – des manifestants, on aurait un niveau extrêmement faible de la maîtrise de l’article 49-3. »

Non seulement la logique de la domination instiguée à Sciences Po a donc survécu, mais elle s’accommode très bien des institutions de la Ve République – on ne compte d’ailleurs plus les présidents et premiers ministres passés par Sciences Po. L’école n’est donc pas pour rien dans l’abîme toujours plus grand qui sépare aujourd’hui les gouvernants du peuple.

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