« Ne pas laisser les morts au travail dans l’oubli »
Ce 28 avril était la Journée internationale pour la sécurité et la santé au travail. À Paris, ce vendredi a été marqué par des actions et des rassemblements en hommage aux morts au travail et pour que « l’impunité patronale » cesse.
10 heures. Devant le ministère du Travail, derrière les Invalides à Paris, plusieurs centaines de personnes sont rassemblées ce 28 avril 2023 pour la Journée internationale pour la sécurité et la santé au travail. Des inspecteurs du travail, des ouvriers du BTP, des cordistes mais aussi la nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, et des députés La France Insoumise, Éric Coquerel et Thomas Portes notamment, ont fait le déplacement.
Tous sont venus rendre hommage aux plusieurs centaines de morts au travail chaque année. En 2019, dernière année de référence avant la crise sanitaire (on ne connaît pas encore les chiffres pour 2022), 790 personnes – au moins – sont mortes dans un accident de travail. 248 d’une maladie professionnelle. Un chiffre élevé qui place la France en tête des pires pays européens en termes de mortalité au travail.
La France a le bonnet d’âne européen de la mortalité et de l’accidentologie au travail.
« La France a le bonnet d’âne européen de la mortalité et de l’accidentologie au travail », rappelle, micro en main, Sophie Binet. Pour 100 000 travailleurs, 3,5 sont morts d’un accident professionnel en 2019 dans l’hexagone. Alors que la moyenne de l’Union Européenne est d’1,7 accident de travail mortel pour 100 000 salariés. « Pire, ces morts sont en augmentation depuis 10 ans ! », s’insurge la secrétaire générale de la CGT.
La flexibilisation du droit du travail accroît les risques
Des données qui ont de quoi surprendre dans un pays qui s’enorgueillit d’être du côté du progrès technique et humain. Pourtant, la réalité est là : la flexibilisation du droit du travail accroît les risques. Recours massif à l’intérim, à la sous-traitance en cascade, travail dissimulé, cadence infernale, suppression des comités d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), autant de facteurs pouvant expliquer cette augmentation.
Des drames qui restent aujourd’hui encore largement invisibilisés médiatiquement et politiquement. Pourtant, cette année, plusieurs manifestants affichent un certain optimisme : « Il y a clairement plus de monde que les années passées », souffle un inspecteur du travail. Plusieurs facteurs expliquent ce début d’apparition dans le débat public.
La sortie du livre de Mathieu Lépine, L’hécatombe invisible, qui recense et raconte les histoires des morts au travail en début d’année a permis de mettre la lumière sur ce phénomène. Plusieurs familles de victimes se sont également constituées en collectif – une première – pour visibiliser leur histoire et dire « Stop à la mort au travail ». Cette année, deux accidents mortels sur les chantiers titanesques du Grand Paris Express ont éveillé l’intérêt médiatique et politique, mettant enfin le doigt sur les conditions de travail particulièrement précaires des ouvriers.
« 30 000 euros, c’est ça que vaut mon fils ? »
Au sein du rassemblement, on croise d’ailleurs Danielle Cheuton, du collectif CGT nettoyage, qui accompagne la famille de Moussa Sylla, mort au cinquième sous-sol de l’Assemblée nationale, dont Politis s’est récemment fait l’écho. « On essaie d’obtenir le plan de prévention, mais c’est compliqué. Cette histoire va durer des années », souffle-t-elle, alors que l’enquête préliminaire n’est pas encore clôturée. Familles, collègues, inspecteurs du travail : tous, successivement, prennent la parole et dénoncent « l’impunité patronale ».
Des procédures longues, qui ne débouchent que rarement sur des suites pénales, et des condamnations qui paraissent – notamment pour les familles – ridicules. « 30 000 euros, c’est ça que vaut mon fils ? », questionne la mère d’Alban, mort au travail en tombant de 5 mètres à travers un toit en installant des panneaux photovoltaïques.
Le contexte aussi de la mobilisation contre la réforme des retraites, a permis à cette journée de prendre une ampleur plus importante. Car les questions de pénibilité et de risque au travail sont au cœur de l’opposition au report de l’âge légal à 64 ans. « Nous ne voulons pas du métro, boulot, caveau », assène Sophie Binet.
Dans une interview accordée au Figaro sur la question des accidents du travail, Olivier Dussopt assure déployer actuellement un « plan inédit de prévention des accidents du travail graves et mortels ». Dans sa réponse au quotidien de droite, pas une seule fois il n’interroge ou évoque la responsabilité des employeurs et des entreprises.
Plaque commémorative
La campagne de prévention réalisée pour cette Journée internationale de la sécurité et de la santé au travail par le ministère de l’Intérieur illustre cette invisibilisation de la responsabilité des entreprises. « Les accidents de la route sont la première cause de mortalité dans le cadre du travail. Aucune raison professionnelle n’est valable pour commettre un excès de vitesse, restez prudent en toute circonstances. »
Une nouvelle fois, la responsabilité est renvoyée vers le travailleur, reprenant la rhétorique, classique, du patronat. Sur ces 10 dernières années, deux entreprises par semaines sont condamnées pour homicide involontaire dans le cadre du travail. « C’est fatigant, cette inversion de la réalité », souffle l’inspecteur du travail cité précédemment.
14 heures, deuxième rendez-vous de la journée. Devant la symbolique Bourse du travail, une plaque commémorative en hommage aux morts au travail doit être inaugurée. De nouveaux, quelques centaines de personnes sont présentes.
Cette initiative émane de la Bourse du Travail de Paris ainsi que du groupe Communiste et Citoyen de la ville, qui, dans le cadre d’une délibération sur le modèle d’une niche parlementaire, prévoyait notamment dans un texte « zéro mort au travail » révélé par Politis, un hommage annuel aux personnes décédées ou victimes d’accidents professionnels.
« Il n’est pas acceptable de mourir au travail ! »
Les prises de paroles des élus et délégués syndicaux se succèdent devant la plaque encore recouverte de son drapé rouge et bleu. Face à ces morts individuelles et ces tragédies collectives, Benoît Martin, secrétaire général de la CGT Paris, rappelle la nécessité de « visibiliser, connaître les causes des décès, en tirer des enseignements, déterminer les responsabilités et faire condamner les responsables ».
Ces longs combats, portés notamment par la CGT, sont à l’origine de leur volonté de collaboration pour l’accrochage de cette plaque. Il confie ensuite l’inquiétude du syndicat et des travailleurs, face « aux accidents qui se multiplient sur les chantiers du grand Paris Express et des J.O. ». Sur les grands chantiers franciliens, six ouvriers sont morts en trois ans.
Le président du groupe des élu.es communistes au Conseil de Paris, Nicolas Bonnet Oulaldj, a rappelé les dernières politiques mises en œuvre : « En plus de notre proposition d’observatoire parisien des morts au travail, nous avons réalisé, en collaboration avec la CGT, une charte qui sera proposée à toutes les entreprises qui travaillent avec Paris. Elle permet de renforcer le contrôle, la présence de la CGT et d’inspecteurs sur le terrain ». Et conclut : « Il est temps que la France et notre gouvernement se bougent ! Il n’est pas acceptable que nous soyons les derniers de la classe en Europe. Il n’est pas acceptable de mourir au travail ! »
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