« Nous sommes voués à élargir notre vision de l’identité française »
Alors que le projet de loi sur l’immigration pourrait redevenir rapidement d’actualité, nous avons réuni François Héran, professeur au Collège de France, et Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature, pour dissiper les fantasmes et les erreurs sur le sujet.
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Accueil des exilés : riposter face à l’extrême droite Droit d’accueil : quarante ans de reculs À Bélâbre, la haine anti-migrantsBien que décalé dans le temps, le projet de loi sur l’immigration n’a pas été abandonné par le gouvernement, le ministre de l’Intérieur ayant même fait le vœu qu’il arrive au Parlement « le plus rapidement possible ».
Afin de dissiper les confusions et les mensonges que d’aucuns font circuler, nous avons réuni deux voix puissantes et respectées sur cette question : François Héran et Jean-Marie Gustave Le Clézio. Le premier, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés », publie Immigration : le grand déni, qui récuse, démonstration à l’appui, la thèse selon laquelle un « tsunami » migratoire s’abattrait sur la France. Le second, prix Nobel de littérature en 2008, est déjà intervenu dans le débat public sur le sujet – notamment sur la crise de l’accueil – et nombre de ses livres portent, d’une manière ou d’une autre, cette thématique, tel son nouveau recueil de nouvelles, Avers.
François Héran
Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, Seuil, 2007.
Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, 2017.
Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021.
Jean-Marie Gustave Le Clézio
Le Procès-verbal, Gallimard, 1963.
Désert, Gallimard, 1980.
La Quarantaine, Gallimard, 1995.
L’Africain, Mercure de France, 2004.
Les deux hommes, qui ne s’étaient jamais rencontrés, sont rapidement entrés dans une discussion marquée par deux maîtres mots : connaissance et conscience.
Commençons par les mots : migrants, immigrés, exilés, réfugiés, fugitifs… Ils ne signifient pas la même chose et certains ont des résonances politiques différentes. Quels mots utilisez-vous ?
François Héran : Le problème est compliqué car en anglais et en français les mots n’ont pas les mêmes connotations. « Immigrés » en français a pris une coloration négative parce que, neuf fois sur dix quand on parle d’eux, c’est pour signaler des problèmes. Quand je travaillais à l’Insee puis à l’Institut national des études démographiques, on utilisait parfois « migrant » comme substitut noble d’« immigré ». Or, en anglais, c’est « migrant » ou « immigrant » qui a pris les connotations négatives d’« immigré ».
Immigration : le grand déni, François Héran, Seuil, 173 pages, 13,50 euros.
Avers, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Gallimard, 221 pages, 19,50 euros.
En août 2015, la chaîne Al Jazeera a déclaré qu’elle remplacerait « migrants » par « refugees », et plusieurs médias internationaux, y compris francophones, lui ont emboîté le pas. Mais en France « réfugiés » désigne uniquement les personnes protégées au titre de la convention de Genève ou bénéficiant d’une « protection subsidiaire » accordée par les États.
Une complication supplémentaire tient au fait que 75 à 80 % des personnes contraintes de fuir les conflits, que ce soient les Syriens, les Irakiens ou les Afghans, ont trouvé refuge dans les pays voisins : la Turquie, d’abord, mais aussi le Liban, la Jordanie, l’Iran. Or ces pays n’ont pas signé le protocole de New York de 1966, qui étendait la convention de Genève au monde entier.
Je préfère parler d’« exilés » pour désigner les personnes en quête de refuge.
Pour ma part, comme le font souvent les associations, je préfère parler d’« exilés » pour désigner les personnes en quête de refuge. Cela dit, « immigrés » ou « migrants » reste un terme générique indispensable quand on veut mener des comparaisons internationales. En ce sens, les exilés ou les réfugiés sont des cas particuliers de migrants, mais des migrants tout de même.
Ils accueillent des « déplacés externes » qui sont, au mieux, des « réfugiés sous l’égide des Nations unies », mais pas des réfugiés au titre de la convention de Genève, l’Europe s’échinant désormais à les empêcher de venir déposer une demande. Ils survivent dans des campements éloignés grâce à des programmes alimentaires. J’ai visité en février des camps de déplacés syriens au Sud-Liban. Les conditions de vie y sont dramatiques. On ne sait trop comment désigner ces personnes désormais privées, sauf exception, du droit de déposer une demande d’asile dans les pays occidentaux.
J.M.G. Le Clézio : En ce qui me concerne, j’ai une approche très irrationnelle de ces questions. Par ma famille et mes origines, et même par mon expérience personnelle quand j’étais enfant, j’ai appartenu à toutes ces catégories successives. Un des premiers papiers qui a attiré mon attention fut un document que la Kommandantur avait délivré à ma mère pour passer en zone libre.
Nous venions de Bretagne, d’où elle avait été expulsée parce que Mauricienne, donc, à l’époque, Britannique. Les Allemands avaient dit : « Maintenant, c’est à nous de vivre en Bretagne, les gens qui ne sont pas nés là-bas n’ont plus le droit d’y rester. » Elle voyageait avec son père, sa mère et ses deux bébés, c’est-à-dire mon frère et moi. Sur ce document nazi, un mot était écrit en allemand : « fugitifs ». Il n’était pas question de migrants ou d’immigrés, les gens qui partaient du nord pour aller vers le sud étaient des fugitifs.
Par rapport à ce que vous disiez, « migrant » est un mot assez récent, tandis qu’« immigré » a commencé à apparaître en France au moment de la guerre d’Algérie. Au début, les « immigrés » d’Algérie étaient d’ailleurs les Français d’Algérie qui venaient se réfugier en France pour fuir la guerre. On ne dit plus « fugitifs » aujourd’hui, ce serait dévalorisant.
Les élites n’ont pas de frontières, ou très peu.
J’ai donc passé la ligne de démarcation avec ma famille quand j’avais 2 ou 3 ans parce que j’étais un enfant d’immigrés. Puis cette frontière a disparu avec l’occupation allemande de la zone sud. Nous avons dû nous cacher dans l’arrière-pays niçois. Là, nous étions des clandestins, susceptibles aux yeux des forces d’occupation allemandes d’être des espions. J’ai donc cessé d’être un fugitif pour devenir quelqu’un de dangereux.
Pour en venir à votre livre, M. Héran, j’ai été particulièrement intéressé par votre critique du mouvement No Border. Vous dites que vous ne pouvez pas adhérer à ce mouvement, vous en donnez les raisons, elles sont tout à fait justes. C’est sans doute un mouvement assez utopique et dont les modalités d’application sont difficilement réalisables.
Pour autant, il a toute ma sympathie parce que j’ai vécu cette époque du « no border » [pas de frontière, NDLR]. Il y a eu un temps, dans les années 1950 jusqu’au début des années 1960, où vous pouviez circuler dans le monde pratiquement sans problème, que vous soyez Noir, Blanc ou Jaune. Donc je me dis que si cela a existé, peut-être que cela pourrait exister de nouveau.
François Héran : Aujourd’hui, le « no border » est le privilège des élites. C’est ce que rappelle Catherine Wihtol de Wenden, par exemple, qui a beaucoup écrit sur la question. Les élites n’ont pas de frontières, ou très peu. La politique européenne des visas a coupé le monde en trois. Les résidents de l’Espace économique européen et les Suisses jouissent de la « liberté de circulation » : ils peuvent se fixer en France plus de trois mois sans visa.
Vient ensuite un groupe intermédiaire dont les résidents peuvent séjourner chez nous sans visa, mais pas plus de trois mois : Israël, les pays des Balkans (sauf le Kosovo), l’Amérique du Nord, plusieurs pays d’Amérique latine et d’Amérique centrale, quelques îles fortunées des Caraïbes ou d’Océanie, les Émirats.
Mais pour le reste du monde, dont la Chine, l’Inde, la Russie, toute l’Afrique, le monde musulman en général, l’accès au visa de trois mois est très limité : il faut fournir une attestation d’accueil, justifier de ses moyens de subsistance et de retour. La probabilité d’obtenir un tel visa dépend largement du statut social.
J.M.G. Le Clézio : Alors qu’autrefois le « no border » existait pour toutes les catégories sociales et pour toutes les catégories ethniques. Il n’y avait pas de problème. Quand vous étiez Bolivien dans les années 1950, vous pouviez venir facilement en France. Maintenant, un Bolivien qui vient en France doit assurer son retour, son lieu de séjour, un certain revenu.
Même pour les Chinois, c’est compliqué. Je suis professeur en Chine. Donc, régulièrement, certains de mes étudiants viennent de Chine en France. Ma femme intervient pour leur fournir une caution de façon qu’ils puissent trouver un logement, sinon c’est très compliqué. Les gens ne veulent pas loger des Chinois, même des étudiants chinois. Le « no border » existe de façon très cruelle et discriminatoire.
Le « no border » existe de façon très cruelle et discriminatoire.
Mais la catégorie dont vous parlez est peut-être elle-même en voie de disparition. Désormais, ce n’est pratiquement plus possible de résider plus de trois mois aux États-Unis sans la carte verte. Même l’Esta, l’autorisation de voyage exigée pour une durée de moins de trois mois, devient difficile à obtenir. On restreint de plus en plus la circulation, y compris celle des gens qui ne sont pas pauvres, de ceux qui ont la « bonne » couleur de peau et de ceux qui ont fait des études supérieures.
L’île Maurice a longtemps été une terre d’immigration, ce n’est plus le cas désormais. Si vous voulez vous y installer sans être Mauricien, vous devez bloquer sur un compte 50 000 dollars chaque année. Tout le monde n’a pas cette somme ! C’est une façon de trier entre les gens qui ont les moyens et ceux qui n’en ont pas, ceux qui risquent de coûter de l’argent à l’État et ceux qui vont peut-être en rapporter. L’île Maurice, avec 1,2 million d’habitants, a une forte densité de population et nourrit une certaine méfiance envers les corps étrangers qui pourraient s’ajouter.
François Héran : Il existe un peu partout, y compris en France, des titres de séjour pour les investisseurs qui apportent des capitaux ou créent des emplois. Les Russes ont profité de ces golden visas à Chypre, par exemple. Mais les Portugais viennent d’y mettre fin, à cause de la pression exercée par les étrangers sur l’immobilier.
J.M.G. Le Clézio : Je suis de tout cœur avec ce que vous dites dans votre livre parce que vos arguments sont implacables, on ne peut pas ne pas les entendre. Vous dénoncez, par exemple, le procédé consistant à comparer le nombre annuel des nouveaux titres de séjour avec la population d’une grande ville. Dire qu’arrive chaque année sur notre sol l’équivalent de la population de Rennes ou de Montpellier n’a pas de sens. Grâce à votre essai on comprend que ces arguments ne sont pas sociologiques ni démographiques mais politiques.
François Héran : On enseigne aux étudiants de première année qu’il ne faut pas utiliser ce genre de comparaison. C’est un moyen de grossir l’image mentale de la pression exercée par l’immigration. Une pression, c’est l’application d’une force sur une surface. En évoquant une ville, qui est un espace plus familier, on accroît le sentiment de pression, alors que nous ignorons le poids réel de la ville parmi 67 millions de Français.
Ce qui est flagrant, c’est que les politiques sont très incompétents (ou très cyniques)…
François Héran : Beaucoup donnent dans la surenchère ou la rhétorique au mépris des données. Dans un récent numéro de De facto, la revue en ligne de l’Institut convergences migrations, j’ai pris pour exemple les déclarations pseudo-statistiques de François-Noël Buffet, le président de la commission des lois du Sénat. Selon lui, l’immigration régulière et l’immigration irrégulière « explosent », il faudrait donc les réduire « drastiquement ».
Or les mots ont un sens : une explosion, c’est une montée en flèche, une augmentation exponentielle d’année en année. Rien de tel en France. Que ce soit pour les demandes d’asile ou les titres de séjour, la progression est soutenue mais linéaire. L’immigration familiale a même reculé depuis quinze ans.
Prenez la demande d’asile. Elle a connu une forte progression depuis 2015, en raison des conflits du Moyen-Orient, ce qui était inévitable. Mais, finalement, quelle a été la part de la France dans l’accueil des Syriens, des Irakiens, des Afghans depuis 2014 ? En huit ans, nous n’avons enregistré que 5 % des demandes déposées par les Syriens dans l’Union européenne, contre 57 % en Allemagne. Même chose pour les Irakiens. Pour les Afghans, l’effort a été porté à 8 %.
Nous avons bien accueilli les Ukrainiens mais, là encore, la plupart ont préféré rejoindre les diasporas des autres pays, notamment en Allemagne et en Italie : la France a délivré 5 % seulement des « protections temporaires » accordées aux Ukrainiens en Europe. Nous ne sommes pas « les champions de l’asile en Europe ». La France trop « attractive » n’est qu’un mythe. Ceux qui l’entretiennent manient des chiffres absolus au lieu de proportions.
La France trop « attractive » n’est qu’un mythe.
Au moment du covid, les autorités sanitaires, relayées par la presse, nous ont offert un cours accéléré de statistique : on a compris que, pour mesurer la progression de l’épidémie et mener des comparaisons sérieuses entre régions ou entre pays, il fallait calculer le nombre de nouveaux cas en une semaine pour 10 000 habitants. Pourquoi ne fait-on pas l’équivalent pour les données de l’immigration ? Au lieu de cela, on trompe le public à bon compte à coups de chiffres absolus.
J.M.G. Le Clézio : Le respect des droits de l’homme est un des fondements de la race humaine, et la Convention européenne des droits de l’homme, qui porte cette défense, est un très beau texte. Cependant, vous faites une analyse intéressante de l’article 8 de cette convention, qui garantit le respect de la vie privée et familiale. Vous soulignez que cet article, pour le moins ambigu, met en balance le droit de vivre en famille avec la préservation de la sécurité publique et les intérêts de l’État. Comme si l’immigré, étant un étranger et donc apportant de nouveaux éléments dans une société, pouvait s’avérer dangereux.
François Héran : Effectivement, l’étranger est l’objet d’un soupçon systématique. Pourtant, les partisans d’une politique migratoire très restrictive tirent à boulets rouges sur cet article 8. Ils l’accusent d’alimenter la migration familiale et de perpétuer l’immigration. À les en croire, la souveraineté de la France serait limitée par le « gouvernement des juges européens ».
C’est une contre-vérité ! L’article 8 présente une structure classique : il commence par consacrer le droit de vivre en famille, avant d’énumérer, dans un second alinéa, une longue liste de raisons pour lesquelles l’État pourrait le restreindre. Du coup, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg laisse une grande marge d’appréciation aux États pour interdire le regroupement familial. Les juristes parlent d’une « casuistique complexe ». Tout le contraire du laxisme maintes fois dénoncé lors des campagnes électorales de 2022 !
Considérer les droits de l’homme comme une contrainte imposée de l’extérieur, c’est renier notre histoire.
Aux parlementaires que je rencontre, je conseille de lire les notices explicatives que les greffiers de la Cour de Strasbourg mettent régulièrement en ligne sur la Convention européenne des droits de l’homme et sa jurisprudence. Il en existe une sur l’article 8, fort bien faite. Plusieurs candidats, en 2022, ont proposé que la France se retire de la convention et n’y revienne qu’après une « réécriture » de l’article 8. C’est d’un amateurisme total !
À ceux qui pensent qu’on pourrait se retirer à volonté de la Convention européenne des droits de l’homme, il faut rappeler que la France a joué un rôle décisif dans son élaboration, via la figure de Pierre-Henri Teitgen. Les droits de l’homme font partie de notre héritage. Les considérer comme une contrainte imposée de l’extérieur, c’est renier notre histoire.
J.M.G. Le Clézio : Je voudrais citer l’exemple de Cédric Herrou, un de mes voisins près de Nice. Il a été condamné à une peine de prison avec sursis pour un « délit de solidarité » qui a valu à la France une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme. Il recueillait dans la montagne des migrants en détresse qui venaient de traverser la frontière et les installait dans sa ferme de la Roya, le temps qu’ils puissent récupérer et faire valoir leurs droits.
Avec un autre militant, Pierre-Alain Mannoni, Cédric Herrou a saisi le Conseil constitutionnel, qui a reconnu, en juillet 2018, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. On peut désormais « aider autrui dans un but humanitaire », même s’il est en séjour irrégulier. En mars 2021, la Cour de cassation a invoqué ce principe pour relaxer définitivement Cédric Herrou.
François Héran : Oui, il a fallu quatre ans de procédure pour conclure qu’on avait le droit d’aider un être humain en détresse. La restriction posée par le Conseil constitutionnel et par la loi votée en septembre 2018 est qu’on ne doit pas aider l’étranger à franchir la frontière mais qu’on peut seulement lui apporter une aide désintéressée une fois la frontière franchie…
L’action humanitaire est souvent dénigrée : elle serait « compassionnelle », inspirée par la charité chrétienne, purement émotionnelle. On ferait de la morale quand on accueille les exilés, de la politique quand on les rejette. C’est absurde : les deux gestes sont à la fois politiques et moraux. Max Weber avait beau opposer « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité », il reconnaissait aussi qu’elles étaient imbriquées. La compassion est la capacité à se mettre à la place d’autrui : c’est la base du lien social, comme la pitié chez Rousseau ou la sympathie chez Adam Smith.
Le mouvement humanitaire essuie pas mal de critiques en ce moment, y compris de la part de chercheurs qui dénoncent ses compromissions avec l’action publique. Mais le moyen de faire autrement ? L’État a tendance à se défausser sur les associations, mais, sans ces dernières, les migrants seraient totalement perdus dans le maquis des démarches à accomplir pour obtenir un titre de séjour, un maquis que chaque nouvelle loi contribue à épaissir.
J.M.G. Le Clézio : Des mouvements politiques ou des moralistes, ne se fondant pas sur des faits réels, comme vous le montrez bien, utilisent le pathos pour essayer de convaincre leur public. Ils invoquent souvent l’attitude de la population française qui ne serait pas prête à accepter des étrangers susceptibles de mettre en danger les valeurs communes. Il y aurait ainsi dans la structure culturelle de ce pays qu’on appelle la France les personnes admissibles et celles qui ne le sont pas.
François Héran : Ce sont les « indésirables » évoqués dans le sous-titre de votre livre…
J.M.G. Le Clézio : Oui, ces indésirables qu’il faut éliminer parce qu’ils mettent en danger une structure culturelle soi-disant millénaire, un héritage judéo-chrétien, latin ou je ne sais quoi. Tous ces arguments sont absurdes ! Comment concevoir que la France soit un pays unique, uniforme, alors qu’elle a été constituée par la rencontre et le mélange de tant de populations et continue à le faire ? C’est impossible !
Comment concevoir que la France soit un pays unique, uniforme ?
François Héran : Le recours à des critères religieux ou ethniques pour trier les migrants est officiellement banni de nos textes de loi. Mais les historiens, comme Patrick Weil et, plus récemment, Sylvain Laurens, ont montré, en combinant travail d’archives et entretiens, que les administrations centrales l’avaient pratiqué en douce dans les années 1950 à 1970, quand elles négociaient des traités bilatéraux, choisissaient les pays où installer des missions de recrutement, régularisaient d’emblée les Portugais et les Espagnols, jugés plus « désirables » que les Maghrébins. De nos jours, on tente de séparer « le bon grain de l’ivraie » par d’autres moyens, que les jeunes générations de chercheurs décrivent avec soin.
J.M.G. Le Clézio : Certaines lois visaient directement l’identité culturelle. Longtemps, l’officier d’état civil refusait les prénoms qui n’étaient pas dans le calendrier chrétien ou la tradition historique. Je connais un Saïd à qui on a proposé de s’appeler Serge, qui est pourtant un prénom d’origine russe, au motif que Saïd était trop musulman…
François Héran : Éric Zemmour en est resté là, alors que depuis janvier 1993, il y a trente ans déjà, la loi laisse aux parents le libre choix du prénom.
J.M.G. Le Clézio : En fin de compte, il y a eu une ouverture des institutions en France à l’accueil des migrants avec leurs prénoms « bizarres », leurs mœurs, leurs religions, mais a contrario il se développe une passion négative contre ces acquis. Ce n’est pas anecdotique. Quelque chose de mortifère est en train de se produire qu’on a du mal à contrôler.
François Héran : Des forces existent dans tous les sens. Notre ministre de la Culture s’appelle Rima Abdul Malak, notre ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, mais on pourrait citer bien d’autres personnalités du monde politique, y compris Nicolas Sarkozy, Rachida Dati, Éric Ciotti, Jordan Bardella, qui sont liées à l’immigration en première, deuxième ou troisième génération sans qu’on puisse mettre en cause leur « francité » ‒ même si les derniers cités rêvent de fermer le portillon derrière eux. Les brassages de population aidant, nous sommes voués à élargir notre vision de l’identité française.
Quelque chose de mortifère est en train de se produire qu’on a du mal à contrôler.
J.M.G. Le Clézio : À la fin de votre livre, vous exprimez de façon magnifique l’un de ces grands thèmes. Vous dites qu’il faut passer de l’idée du grand remplacement à celle du grand renouvellement. Je crois cependant que ce passage est assez compliqué à mettre en œuvre parce que tout freine cet idéal du renouvellement. L’idée qu’un immigré venant d’Afrique subsaharienne peut représenter un renouveau pour la France est difficilement acceptée, car on ne le considère que sous son aspect économique, et non pas en fonction de la richesse humaine et artistique qu’il peut apporter.
François Héran : La politique, sur ce point, est en retard sur la culture. C’est souvent par les cultures musicales ou culinaires que le brassage commence, y compris celles qui viennent du Maghreb ou d’Afrique de l’Ouest. J’ai une affection particulière pour le répertoire de la kora, cette harpe portative si mélodieuse. Pour moi, il a toute sa place dans la culture universelle.
J.M.G. Le Clézio : C’est vrai. Les instruments de musique peuvent être des vecteurs de cette ouverture. Sans aucun doute.
Retranscription : Lily Chavance.
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