À Mayotte : l’angoisse des uns, l’espoir des autres
L’opération « Wuambushu », annoncée comme la plus vaste campagne de lutte contre l’immigration clandestine de France, s’apprête à se déployer sur l’île. Renforts massifs, expulsions records, destruction d’habitats informels… L’intervention suscite l’espoir d’une amélioration vis-à-vis de problématiques persistantes, mais aussi la crainte de voir celles-ci s’aggraver.
Sur l’un des rares coins d’ombres offert par la plage de Koungou, Zakia manipule ses feuilles de brick tel un origami. En ce mois de ramadan, elle et ses cinq enfants s’apprêtent à rompre le jeûne dans leur quartier Barakani. Les portions qui garnissent ses samoussas sont millimétrées. « Ici, quasiment tous les hommes ont déjà été expulsés. Ceux qui restent se cachent dans la forêt. Le peu d’argent qu’ils nous ont laissé, on l’économise au maximum. Même l’Aïd, je ne sais pas comment nous allons pouvoir le fêter. »
Une préoccupation sérieuse, qui semble pourtant illusoire au regard de son inquiétude première. « Une grosse opération de police va avoir lieu et je n’ai rien préparé. Je ne sais même pas où aller. Mes enfants sont scolarisés à Mayotte. C’est ici qu’ils sont nés. Ils ont le droit de vivre ici et d’être éduqués comme n’importe quel enfant », déplore-t-elle.
Wuambushu : c’est le nom de cette « grosse opération » évoquée par Zakia. Annoncée fin février dans les colonnes du Canard enchaîné, l’événement s’annonce comme l’une des plus vastes campagnes de lutte contre l’immigration clandestine de France. Objectif : raser plusieurs quartiers informels, dont celui de la mère de famille. Et pour y arriver, un renfort de 500 policiers et gendarmes a débarqué sur l’île ces derniers jours.
À quelques jours de l’hypothétique coup d’envoi, la jeune adulte rapporte que certains habitants ont pris les devants en effectuant eux-mêmes le travail des tractopelles. « Ils ont détruit leur maison et disparu. Nous avons perdu le contact. Ça me fait mal au cœur. C’étaient des amis, des voisins, des gens avec qui on s’entraidait. Maintenant qu’ils sont partis ça va être dur pour nous, comme pour eux. »
Amputé d’une partie de ses habitants, le cœur de ce village informel est déjà presque un champ de ruines. Sur cette terre ocre et sèche, les jouets des enfants côtoient les châles de leurs mères. L’accumulation de gravats, de poussière et de meubles délabrés soulignent la précipitation du départ. Sur les tôles ondulées qui jonchent le sol, comme sur celles des habitations encore debout, des inscriptions sont encore visibles : « Oui » pour les cases à détruire, « Non » pour les autres.
Ils ont détruit leur maison et disparu. Nous avons perdu le contact. Ça me fait mal au coeur.
Selon l’arrêté préfectoral à l’origine de l’opération, des « propositions d’habitats adaptés » ont été faites aux habitants en situation régulière. Ils sont nombreux. « Ici, il y a des Français et des gens avec des titres de séjours. Nous vivons mélangés même si moi, je n’ai pas de papiers », rappelle Zakia. Comme le rappellent plusieurs voix du village, ces propositions de relogement sont bien minces. « À Koungou, les décasages et les menaces d’expulsion sont courants. Ça me perturbe, me traumatise et me torture de subir ça. Personne n’est jamais venu nous consulter ou nous proposer quoi que ce soit », déplore une voisine de Zakia.
Des rêves et des risques
Censée débuter le 22 avril, Wuambushu suscite à la fois inquiétude et espoir sur l’île. Département le plus pauvre de France et historiquement délaissé, Mayotte se retrouve soudainement au cœur d’une mobilisation exceptionnelle. Laquelle s’inscrit comme une réponse radicale face à deux problématiques omniprésentes dans les débats publics : l’immigration irrégulière et la délinquance.
De quoi susciter l’engouement des élus locaux sur un territoire encore marqué par la grève générale contre l’insécurité de 2018. Face à l’opposition de l’État comorien qui revendique toujours sa souveraineté sur l’île, défendre Wuambushu relève ainsi d’un enjeu protectionniste pour une partie de la population. Sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux, le débat se radicalise entre ceux accusés de soutenir « la propagande de Moroni » et les « défenseurs des intérêts de Mayotte ».
Dans ce débat manichéen, difficile d’évoquer publiquement des inquiétudes pourtant partagées par une large partie de la population locale. D’abord, le déséquilibre entre le nombre d’habitations détruites et les places de logements disponibles. Ensuite, les risques quant à la séparation des familles d’enfants français et de parents irréguliers. Une conséquence redoutée au regard des 10 000 expulsions envisagées, ainsi que de nombreuses pratiques déjà constatées sur le territoire.
Dans le quartier de Kaweni, également ciblé, les répercussions de l’offensive sont omniprésentes dans les discussions : « On galère à garder les enfants avec nous. Une fois les maisons démolies, ça va être pire ! Je suis en situation irrégulière. Si je suis renvoyée à Anjouan, mes enfants vont se retrouver à la rue », confie une mère de famille. Fort de sa réputation de « plus grand bidonville de France », le quartier s’inscrit comme un point sensible, où la colère pourrait vite le faire s’embraser.
Je ne suis pas un animal. Je n’ai pas à me cacher.
Une crainte partagée par des parents sans-papiers : « Je ne pense pas que cette opération va régler les choses. Au contraire. Après les démolitions, ça va être le bordel dans les rues. Tout le monde va avoir peur de sortir ! Les Comoriens comme les Mahorais. Moi, je n’ai aucun abri où me mettre avec mes enfants qui sont français. Je ne suis pas un animal. Je n’ai pas à me cacher », s’insurge Saïd, père de famille de 48 ans, dont plus d’une vingtaine passées à Mayotte.
Vigilance au respect des droits humains
Dans les quartiers précaires comme sur l’ensemble du territoire, l’anxiété est renforcée par le flou des autorités quant aux contours du dispositif. Après plusieurs semaines d’attente sans confirmation officielle, les quartiers ciblés ont finalement été dévoilés à demi-mots dans la presse, sans pour autant préciser les dates d’intervention.
Dans le doute, les sacs d’affaires sont déjà ficelés chez certaines familles. Quant aux habitants des quartiers plus privilégiés, certains nous confirment leur décision de quitter le territoire le temps de l’opération. Une opportunité qui coïncide avec la période des vacances scolaires, qui permet à certains fonctionnaires de s’éloigner des risques potentiels de Wuambushu.
Si certains enseignants ont décidé de lever l’ancre, d’autres préfèrent rester sur place pour veiller au respect des droits de leurs élèves. Samedi 15 avril à Mamoudzou, un collectif interprofessionnel, intersyndical et interassociatif s’est réuni pour partager ses inquiétudes et s’organiser face au rouleau compresseur de l’État.
« Les risques sont multiples, nous craignons des atteintes aux droits fondamentaux, aux droits de l’enfants aussi avec des cas d’élèves qui pourraient être expulsés, des atteintes au droit au logement, au droit à la santé, au droit effectif au recours ou encore des violences policières », souligne sous couvert d’anonymat une avocate mobilisée sur la question.
Si ce collectif en est, dans l’urgence, à ses premiers balbutiements, « il émerge car il y a un besoin vital d’informer les personnes de leurs droits, de les protéger aussi car les souffrances seront importantes pour les personnes visées », ajoute-t-elle. Dans celui-ci, les soignants, qui ont il y a peu alerté sur le risque sanitaire que ferait courir des décasages massifs. Des enseignants également, qui s’inquiètent du suivi pédagogique de leurs élèves dont les situations sont les plus précaires. Mais également des magistrats et des avocats, qui pour leur part tirent la sonnette d’alarme quant au risque réel de non-respect des lois.
Il y a un besoin vital d’informer les personnes de leurs droits.
Jusque dans l’Hexagone, c’est le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui a très solennellement demandé au ministre de l’Intérieur de renoncer. Au cœur de toutes ces inquiétudes, la crainte que l’opération provoque l’inverse des effets escomptés, à savoir l’embrasement d’un climat social déjà caniculaire.
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