Swann Arlaud : « Le véritable engagement se fait dans la rue »
Le comédien interprète Robert Linhart, l’auteur de « L’Établi », dans le film de Mathias Gokalp au titre homonyme. L’occasion de l’interroger sur le mouvement social actuel, lui qui a participé à toutes les manifestations depuis le 19 janvier.
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L’Établi, Mathias Gokalp, 1 h 57. Sortie en salles le 5 avril.
L’Établi, de Robert Linhart, publié en 1978 (1), s’est imposé comme un classique de la littérature sur le monde du travail en usine, et de la littérature tout court. Plusieurs fois transposé au théâtre, il bénéficie pour la première fois d’une adaptation à l’écran, signée Mathias Gokalp. Outre qu’il offre une vision rare au cinéma du travail à la chaîne et de l’univers oppressant de l’usine, ce deuxième long-métrage du cinéaste a un grand atout : l’interprétation de Swann Arlaud en Robert Linhart, jeune intellectuel maoïste venu préparer la révolution au sein de la classe ouvrière.
À lire dans la collection de poche, « Minuit double », des Éditions de Minuit.
Swann Arlaud y est d’une justesse impeccable, faisant ressentir ce que le personnage endure et espère, et ce qu’il porte aussi d’ambiguïté et de scrupules. La rencontre avec le comédien s’est imposée à nous comme une évidence de par son talent, les questions éthiques qu’il se pose quant à sa parole publique, les résonances politiques que le film suscite aujourd’hui. Tout cela sur fond de mobilisation sociale…
Avant de lire le scénario de L’Établi, connaissiez-vous le livre de Robert Linhart ?
Swann Arlaud : Non. J’avais seulement entendu parler de ce mouvement des établis. Car Robert Linhart fut loin d’être le seul, ils ont été au moins plusieurs centaines à se faire embaucher. J’ai lu le livre dans la foulée. J’ai constaté qu’il n’y parlait pas de lui mais avant tout des ouvriers, non comme une masse mais comme des individus, tous différents les uns des autres.
L’exposé de ses motivations arrive tard dans le texte. En outre, son écriture est très factuelle, précise dans les descriptions. Et plutôt que d’affirmer un propos politique qui formaliserait sa pensée, Linhart livre des faits pour que ce soit la réflexion du lecteur qui se mette en route. J’ai aussi lu les livres de sa fille, Virginie Linhart, en particulier Le jour où mon père s’est tu. Qui raconte son histoire après la période de L’Établi. La vie de cet homme est très étonnante.
Qu’est-ce qui vous a plu en lisant le scénario ?
Le point de départ : les établis sont des jeunes gens, entre 20 et 25 ans. Plutôt issus de la bourgeoisie. Des intellectuels. Robert Linhart est normalien, il donne des cours de philosophie à la Sorbonne. Ils vont travailler en usine pour être proches des ouvriers parce qu’ils pensent que la révolution viendra de là. Cela soulève une question que moi-même je me pose : d’où parle-t-on ? Pour qui peut-on parler ? Peut-on parler pour les ouvriers quand on n’est pas ouvrier soi-même ? Peut-on savoir ce qui est bon pour eux ?
Né en 1981 au sein d’une famille de professionnels du spectacle, il obtient ses premiers rôles au cinéma au cours des années 1980. Il est remarqué dans Les Anarchistes, d’Élie Wajeman, et tourne ensuite avec Clément Cogitore, Stéphane Brizé et François Ozon, notamment. Il obtient en 2018 le César du meilleur acteur pour son interprétation dans Petit Paysan, d’Hubert Charuel. L’an dernier, il était Yann Andréa à l’écran dans Vous ne désirez que moi, de Claire Simon.
Quand Robert Linhart se fait embaucher chez Citroën, ce n’est pas, a priori, pour parler à la place des ouvriers…
Il vient contribuer à organiser la révolution devant émerger de la classe ouvrière, plus précisément des usines automobiles. Mais la question se pose quand même, en définitive. Parce que les ouvriers, s’ils savaient pourquoi il est parmi eux, pourraient lui rétorquer : qu’est-ce qui te fait penser que nous voulons la révolution ? Linhart note d’ailleurs dans le livre que certains aspirent à la tranquillité, à économiser un peu pour acquérir un petit pavillon.
Peut-on parler pour les ouvriers quand on n’est pas ouvrier soi-même ?
Robert Linhart est-il devenu un ouvrier ?
Tout dépend de ce qu’on appelle un ouvrier. Au bout de quelques mois, il a pris le rythme de son poste, effectue les gestes requis et répétitifs, subit les bruits assourdissants, les réprimandes des petits chefs… De ce point de vue, il est devenu un ouvrier. Pour autant, sa vie antérieure ne s’interrompt pas puisque le soir il rentre chez lui. Dans le film, il habite un grand appartement bourgeois – ce qui, je crois, n’était pas le cas dans la réalité – qui accuse le contraste.
Pour interpréter le rôle, aviez-vous à l’esprit que votre personnage n’était pas tout à fait comme les autres ouvriers ?
Pas vraiment. S’il y a une différence, elle est dans son regard. Il observe les autres, leurs réactions. Ce qui n’est peut-être pas le cas des gens qui travaillent sans les motivations qui sont les siennes. Mais, en tant que travailleur, il est là au même titre que les autres. Il en souffre davantage, d’ailleurs, parce qu’il n’est pas du tout aguerri à ce type de tâches. Ses mains d’intellectuel sont constamment blessées.
Ne ressentiez-vous pas une responsabilité particulière à interpréter une personne réelle, ayant une existence publique qui plus est ?
Je n’aime pas du tout l’idée du biopic. Cela relève d’une performance, que les Américains pratiquent à la perfection, mais dont je me sens incapable : la fabrication d’un personnage réel par mimétisme. On imite la démarche, la manière de parler… Je n’ai pas cherché à ressembler à Robert Linhart. De ce point de vue, ma principale crainte venait de l’idée que je me faisais de la manière de parler de ces intellectuels à cette époque.
J’étais inquiet du fait que le Linhart du film fasse trop moderne.
D’autant que Linhart était un jeune homme brillant. Il avait un certain niveau de langage et parlait de façon plus articulée qu’aujourd’hui. Or, comme tous les comédiens de ma génération, je ne prononce pas toutes les syllabes des mots, je parle vite… Je ne cessais de me répéter : ne marche pas, ne parle pas comme un type de 2020 ! Tout en ne voulant pas me composer un personnage. J’étais inquiet du fait que le Linhart du film fasse trop moderne.
Le personnage découvre l’enfer que représente le travail en usine, l’oppression tous azimuts : la soumission aux machines, la persécution des contremaîtres, l’arbitraire de la direction, le racisme décomplexé…
Tout est bon pour casser la capacité de résistance et de réflexion. Le fait que ce soient d’anciens ouvriers montés en grade qui surveillent les autres est particulièrement choquant. On sélectionne les bourreaux au sein même des travailleurs. C’est plus efficace que de prendre des gens totalement extérieurs. Et avantageux : lorsque les ouvriers font grève, les contremaîtres sont capables de les remplacer parce qu’ils connaissent le travail.
Quel bilan tirez-vous des onze mois que Linhart a passés dans l’usine Citroën de Choisy ?
Je pense que Robert Linhart n’allait pas très bien. D’abord parce qu’il est dans le mensonge – même s’il va avouer à certains qui il est vraiment. Ensuite, parce que le travail le fait souffrir. Et enfin parce qu’en mai 1968 il a dit à ses troupes maoïstes : n’allez pas rejoindre les étudiants, ce sont des petits-bourgeois ! Ses camarades lui en ont beaucoup voulu par la suite.
Je me dis qu’en septembre 1968 Linhart s’engage en tant qu’établi en ayant conscience qu’il est passé à côté de Mai. Et, à mes yeux, il rate encore, mais d’une autre façon. Je ne le critique pas. Je trouve admirable cette sorte de sacrifice. Je pense que son année d’établissement n’a pris véritablement de sens que lorsqu’il a publié le livre, dix ans plus tard. Peut-être que son sacrifice a servi à cela, à ce que le livre existe.
Qu’est-ce que Robert Linhart a précisément raté à l’usine ?
La révolution n’est pas advenue, c’est une première chose. Mais surtout, au terme de la grève, qui est réprimée, des « meneurs » sont licenciés, et plusieurs travailleurs immigrés grévistes perdent leur place dans les foyers Citroën. Beaucoup de travailleurs ont ainsi perdu davantage que le peu qu’ils avaient. Le résultat n’est peut-être pas complètement négatif : certains en sortent sans doute politisés. Mais Robert Linhart est loin d’avoir atteint ses objectifs.
Revenons sur la question que vous évoquiez : d’où parle-t-on ? En quoi cette question vous concerne-t-elle ?
Quand je publie une tribune dans la presse (2) à propos de la réforme des retraites, je m’interroge sur ma légitimité. Je ne suis pas certain que ce soit ma place. En même temps, il y a des voix qu’on écoute davantage que d’autres, à tort ou à raison. Si je prends l’exemple d’une minorité opprimée qui n’aurait pas de tribune dans les médias, ne faut-il pas que quelqu’un d’extérieur, qui peut servir de porte-voix, en parle ?
Parue dans Libération du 25 mars.
Sur la réforme des retraites, j’ai aussi fait partie des 300 artistes qui ont signé, dans Libération, une lettre ouverte demandant son retrait immédiat. Beaucoup de gens nous tombent dessus en disant : qu’est-ce qu’ils ont à dire, ces artistes privilégiés, de quoi se mêlent-ils ? Je ne nie pas que le véritable engagement se fait ailleurs, il a lieu dans la rue.
On s’étonne de la violence, mais elle est intervenue à partir de là. Elle est le fruit d’une surdité insupportable.
A contrario, ne pourrait-on pas reprocher au milieu du cinéma de se désintéresser de la question ?
Oui, on peut nous reprocher dans un premier temps notre indifférence, puis, quand nous prenons la parole, d’être des privilégiés hors sol. Quoi qu’il en soit, le milieu du cinéma est constitué d’individualités. Ce n’est pas un groupe qui se positionne par rapport à cette réforme. Quel poids cela a-t-il ? Je suis sceptique. Est-ce qu’il vaut mieux le faire que ne pas le faire ? Peut-être.
Vous participez aux manifestations ?
Oui, je me suis rendu à toutes les manifestations depuis celle du 19 janvier, et j’y vais en tant que citoyen, non en tant qu’artiste.
Dans votre tribune, vous insistiez sur le déni démocratique qui caractérise aujourd’hui le pouvoir…
Cela fait trente ans qu’il n’y a pas eu autant de monde dans la rue. Et, après avoir répété sur tous les tons qu’il n’en ferait pas usage, le gouvernement sort le 49.3 ! On s’étonne de la violence, mais elle est intervenue à partir de là. Elle est le fruit d’une surdité insupportable : « Si on commence à brûler des poubelles, est-ce que vous allez nous entendre ? »
Ensuite, on réédite la même chose qu’avec les gilets jaunes : on se focalise sur la violence qui discrédite le mouvement, on parle des petits groupes de casseurs. Or, parmi les manifestants qui ne se livrent pas à ces actes-là – je m’en suis rendu compte moi-même –, beaucoup les comprennent ou même les soutiennent.
On assiste simultanément à la criminalisation des mouvements sociaux. Des gens se retrouvent en comparution immédiate, certains sont condamnés à des peines de prison ferme. D’autres se font matraquer, éborgner, et la Brav-M ne peut être remise en question. Des responsables politiques, des ministres parlent d’« écoterrorisme » ! Alors que ces militants se battent pour un bien commun : l’eau.
« Écoterrorisme », « ultragauche », « islamo-gauchistes »… Les mots sont, pour le moins, instrumentalisés…
Quand, après l’usage du 49.3, Emmanuel Macron nous dit que la réforme poursuit son chemin démocratique, on se demande quel est le sens de ce mot dans sa bouche, « démocratique ». Ceux qui, comme lui, nous parlent d’État de droit, de république, sont responsables de la perte de sens du langage.
Par ailleurs, il ment quand il dit qu’aucune proposition alternative n’a été formulée. Par exemple, j’entendais un économiste expliquer que l’égalité salariale entre les femmes et les hommes augmenterait les cotisations et apporterait 5,5 milliards supplémentaires pour financer les retraites.
Tandis que les plus fortunés ont capté 63 % des richesses produites depuis le covid ou qu’éclate le scandale des fraudes monumentales commises par des banques, on assène à la population qu’à cause du déficit des retraites il faut travailler plus longtemps, qu’en raison de l’inflation il faut manger moins. Savez-vous que les vols de nourriture dans les supermarchés sont en hausse, parce que les gens n’y arrivent plus ?
Comment se battre sur le terrain du langage, des représentations ?
Il faut travailler, fourbir ses armes précisément à cet endroit, celui du langage. Je constate mes lacunes sans arrêt. Alors je lis, je m’informe. Je pense qu’être pleinement citoyen relève d’un vrai travail. Quand les gens se retrouvent en situation, on constate qu’ils s’y mettent et font des propositions. Ça a été le cas par exemple lors de la Convention citoyenne sur le climat. Même si le gouvernement n’en a pas tenu compte, ou de façon anecdotique.
Macron a ce talent de mettre les gens d’accord contre lui.
Au moment des gilets jaunes aussi, il y a eu une réflexion sur la Constitution – je suis d’ailleurs convaincu que nous devrions passer à une sixième république. Les mobilisations sont des phases de politisation. Notamment dans la jeunesse. Je le vois chez mon frère et ma sœur, qui sont beaucoup plus jeunes que moi, et qui sont en train de se politiser. Saluons au moins Macron sur ce point : il a ce talent de mettre les gens d’accord contre lui et de les rendre concernés par ce qui fait société !
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