Une manifestante mutilée à la main par une grenade à Rouen
Accompagnante d’élèves en situation de handicap, Doris G. a perdu son pouce lors de la manifestation du jeudi 23 mars à Rouen. D’après les éléments consultés par Politis, une grenade GM2L serait en cause. Une enquête est ouverte. La victime ne sait pas si elle pourra continuer son travail en langue des signes.
En fin de manifestation – lors de la 9e journée de mobilisation contre la réforme des retraites – le jeudi 23 mars, Doris G. cherche à « récupérer les étudiants et collègues » au milieu des lacrymogènes pour les protéger, tout en quittant les lieux. « Je ne voyais plus rien, mais je me suis quand même retournée pour voir si tout le monde était à l’abri. »
C’est à cet instant qu’elle sent un souffle accompagné d’un grand flash. Une grenade vient d’exploser. Doris est gravement blessée. Pour elle, la scène se passe au ralenti. Elle regarde sa main qui lui fait atrocement mal et réalise l’étendue de sa blessure. « J’ai vu mon pouce à moitié arraché. J’ai crié. »
Que s’est-il passé ce jeudi à Rouen pour en arriver là ? Qu’est-ce qui a pu causer une telle mutilation ? Pour comprendre le déroulement des faits, Politis a consulté des dizaines de photos et vidéos de témoins et de journalistes.
Tradition oblige, c’est le matin, à 10 heures, que la manifestation s’élance. Deux heures après, elle se termine en revenant à son point de départ. La préfecture annonce 14 800 manifestants, alors que les syndicats affirment que 23 000 personnes ont battu le pavé dans une ville d’environ 115 000 habitants. Lors du parcours, des tensions ont émergé quand un groupe de manifestant tente de remonter vers le centre-ville par la rue Jeanne d’Arc.
Pluie de lacrymos
Projectiles contre grenades lacrymogènes, le face-à-face oppose une trentaine de manifestants à un cordon de policier. Une barricade de quelques planches est incendiée et les lacrymogènes continuent de pleuvoir alors que « 1 000 manifestants non-violents étaient présents », d’après plusieurs témoins.
Quelque 30 minutes après le pic de tension, et alors qu’une dizaine d’individus masqués reste derrière des barrières, les forces de l’ordre décident d’avancer pour évacuer les manifestants encore présents.
Sur une vidéo, tournée par Le Reporter Indépendant sur Facebook, on voit un cordon de policier, appuyé par des gendarmes, avancer rapidement. Des dizaines de grenades lacrymogènes sont tirées. « On était à 200 mètres des affrontements et d’un coup, il y a eu des salves de grenades lacrymogènes, certaines explosaient », raconte un témoin.
D’autres grenades sont en effet utilisées. En 30 secondes, au moins trois importantes détonations sont audibles. On les retrouve, visibles, sur une vidéo postée sur TikTok. La première explose non loin d’un panneau publicitaire, vers la route et une seconde un peu plus loin. C’est à côté de ce panneau publicitaire que Doris est photographiée au sol, la main mutilée. Quelques secondes après les détonations, des manifestants hurlent aux forces de l’ordre d’arrêter en leur indiquant la présence d’une blessée.
Au sol, aucun éclat n’est visible hormis celui d’une grenade lacrymogène à main qui ne peut provoquer ce genre de mutilation. Le bruit assourdissant de la détonation laisse peu de place au doute sur la grenade utilisée.
« Au secours, je n’ai plus de doigt ! »
Doris raconte. « J’ai senti le souffle. J’ai senti le vent et j’ai vu l’explosion juste à côté de moi. Puis, j’ai senti une douleur à la main. J’avais l’impression qu’elle disparaissait. Puis j’ai vu mon doigt, je l’ai attrapé avec mon autre main et j’ai crié : ‘Au secours, je n’ai plus de doigt !’ J’ai eu l’impression qu’on ne m’entendait pas, j’étais sonnée, donc j’ai crié encore et encore : ‘Au secours, je n’ai plus de doigt !’. »
J’ai senti une douleur à la main. J’avais l’impression qu’elle disparaissait.
Dans un état de « semi-conscience » et de choc, elle pense mourir. « J’ai cru que je disparaissais. J’ai pensé à mes enfants. » Un syndicaliste CFDT, présent au moment de l’explosion, a, lui, quasiment perdu l’audition droite. « J’estime avoir perdu 80 % de l’ouïe de ce côté et 20 % à gauche », raconte à Politis, l’homme qui travaille dans le milieu du son.
De suite, Doris est prise en charge par un pompier qui participait à la manifestation et par un médecin généraliste. Au sol, à moitié consciente, elle ne réalise plus ce qu’il se passe. Sa main mutilée baigne dans une petite mare de sang. Franck P., le médecin généraliste, n’a pas vu la scène mais entendu plusieurs détonations. Il intervient rapidement auprès de Doris, puis va voir les policiers à quelques mètres pour leur indiquer la présence d’une blessée au doigt « déchiqueté ». Il n’obtient aucune réponse.
Pourtant, après l’utilisation de grenades détonantes, les forces de l’ordre doivent « s’assurer aussitôt de l’état de santé de la personne et de la garder sous une surveillance permanente », d’après l’instruction relative à l’usage et l’emploi des armes de force intermédiaire. C’est grâce aux premiers soins des deux hommes et aux témoins que les secours, proches, vont intervenir en moins de cinq minutes.
Sans doute une grenade de type GM2L…
En plus de sa main, Doris est aussi blessée à l’épaule avec une plaie de plusieurs centimètres. C’est au niveau de cette plaie, coincée dans sa veste, qu’un éclat de grenade sera retrouvé. Blanc et d’environ 2 cm, il est recouvert de sang. Ce n’est pas la première fois que ce type d’éclat est retrouvé. Beaucoup ont été observés au sol et dans des plaies dans de nombreuses manifestations, dont le 28 janvier 2020 à Paris lors d’une manifestation de pompier où les GM2L avaient été massivement utilisées.
La puissance de la détonation, l’éclat particulier dans l’épaule de Doris, la mutilation et l’absence d’autres éléments sur les lieux pointent tous vers la grenade GM2L. Comme constaté à chaque fois où elle a été utilisée, le temps entre le tir et la détonation est à chaque fois d’approximativement 6 secondes.
Sachant qu’il s’agit de la seule grenade détonante tirée au lance-grenade et que, sur la vidéo du Reporter Indépendant, chaque détonation est précédée de 6 secondes par un bruit de tir de lance-grenade, l’utilisation de GM2L à Rouen le 23 mars est plus que probable. Plusieurs sources policières, habituées des GM2L, ont pu confirmer l’utilisation de cette grenade après avoir consulté la vidéo.
Un témoin, lors de son audition IGPN, raconte qu’un policier est entré dans le bureau en affirmant que Doris G. avait « ramassé la grenade avec sa main ». L’absence de brûlures et de traces de poudre sur les vêtements et la main de Doris, permettent d’éliminer le fait qu’elle aurait volontairement attrapé la grenade.
… comme celles massivement utilisées à Sainte-Soline
Les faits laissent davantage penser à une mutilation par éclat, issu directement de la grenade ou non (un débris présent au sol au moment de la détonation, par exemple). La grenade GM2L a pourtant toujours été présentée comme ne provoquant pas « d’éclat vulnérant ». Un message en rupture complet avec la réalité alors que de nombreuses personnes ont été blessées par des éclats de GM2L depuis sa mise en service.
Cette arme de catégorie A2 pour matériel de guerre a remplacé la GLI-F4 en janvier 2019, tristement connue pour avoir causé de très nombreuses mutilations. Depuis le 1er juillet 2021, la grenade n’est lancée que via des lance-grenades et non plus à la main, car jugée trop dangereuse pour les forces de l’ordre.
Au moins deux personnes ont déjà vu leurs mains complètement mutilées par ce type de grenade : le 5 décembre 2020 à Paris et le 19 juin 2021 à Redon. La GM2L a aussi été massivement utilisée à Saint-Soline le samedi 25 mars 2023, lors des violences commises contre les opposants aux mégabassines. Contactée sur l’utilisation de telle grenade, la préfecture de Seine-Maritime n’a pas répondu, « dans la mesure où une enquête judiciaire a été ouverte ».
Le jour même, le parquet de Rouen a en effet ouvert une enquête, confiée à la Sûreté départementale de Seine-Maritime. Suite aux différents éléments, les investigations ont été confiées à l’IGPN, la police des polices, le lundi 27 mars. Le lendemain, sur les conseils de son avocate, Julia Massardier, Doris dépose plainte « parce qu’il faut que ça s’arrête ». « On sait que ça va prendre beaucoup de temps, mais Doris fait surtout ça pour dénoncer l’utilisation de ce genre d’armes », explique l’avocate.
Doris fait surtout ça pour dénoncer l’utilisation de ce genre d’armes.
Pour elle, « plus on sera à porter plainte, plus on pourra mettre en avant les violences policières ». Il s’agit aussi de « montrer la disproportion qu’il y a entre ceux qui sont armurés de la tête aux pieds avec les casques, les boucliers et les armes et nous qui arrivons en jeans et baskets, qui n’avons rien dans les mains et puis qui nous faisons exploser ».
Langue des signes
Mardi 4 avril, après 12 jours d’hospitalisation, Doris peut enfin rentrer chez elle. En évoquant son pouce, elle parle « d’un accident »… avant de se reprendre. « Quand on a des blessures comme ça, c’est souvent dû à des accidents. Je ne concevais pas qu’un jour, je me ferais agresser à ce point-là », explique-t-elle, fatiguée. Elle raconte avoir « encore du mal à intégrer le fait que ce ne soit pas un accident, mais une véritable agression ».
Doris ne sait pas si elle pourra reprendre pleinement son travail qui lui tient à cœur : AESH, accompagnante des élèves en situation de handicap, dans un collège depuis six ans. Elle travaille majoritairement avec des enfants sourds et utilise donc ses mains pour communiquer en LSF, la langue des signes française.
Un exercice qui risque de se compliquer même si sa main droite a été épargnée. « Il faut que j’essaie de récupérer la mobilité de mon bout de pouce, de mon moignon », explique-t-elle. « Ce qui pourrait peut-être aussi déranger, c’est que les enfants, en regardant mes mains, soient un peu dégoûtés de voir un bout de machin qui bouge. » Résiliente, Doris garde la tête haute. « Même si je sais que je vais avoir du mal à utiliser mon pouce, je me connais, je vais essayer encore et encore. »
« Justice pour Doris »
Heureusement, Doris G. n’est pas seule dans cette épreuve. En plus de ses deux enfants, qu’elle essaie de protéger au mieux de cette violence, c’est tout un mouvement de soutien local qui s’est créé autour d’elle. Le lendemain de la mutilation, le vendredi 24 mars, un rassemblement est ainsi organisé devant le collège Jean Lecanuet, où elle travaille.
Le soutien de tout le monde, ça m’a fait tenir.
Vers midi, une soixantaine d’amis·es et de collègues se sont retrouvés devant la grille de l’établissement. Geneviève, professeure de français et amie, était présente. Elle explique qu’un temps d’échange a été mis en place pour expliquer les faits et rassurer les élèves. Cette collègue décrit Doris comme étant « extrêmement patiente, toujours à l’écoute, d’une douceur incroyable, qui veut toujours aider les autres, » comme le jour du drame, où elle disait aux gens de faire attention et de quitter les lieux.
Pour la soutenir, une action « péage gratuit » a aussi été menée, en plus de la vente de petits badges « Justice pour Doris ». Deux initiatives qui ont permis de récolter « plus de 2 000 euros », d’après Geneviève. Une cagnotte en ligne a aussi été créée.
Alors qu’elle est accompagnante d’un petit groupe, c’est le collège entier qui s’est manifesté pour la soutenir. Dans sa chambre d’hôpital, Doris raconte comment elle aime aider les élèves qu’elle croise dans les couloirs ou tout simplement bavarder.
C’est justement dans cette chambre que son attachement aux enfants saute aux yeux. Des dessins sont affichés partout sur les murs, avec des petits mots : « On t’aime », « La 6e4 te soutient », « On est là pour toi Doris ». Pour la mère de famille, des messages salvateurs. « Le soutien de tout le monde, ça m’a fait tenir. C’est ce qui m’a fait dire qu’il fallait que je continue. »
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