Une nature si politique
Hélène Blais revient sur « L’Empire de la nature, une histoire des jardins botaniques coloniaux, fin XVIIIe-années 1930 », son livre qui explore les politiques de la nature des gouvernements coloniaux à partir d’un objet singulier, le jardin botanique.
L’Empire de la nature, une histoire des jardins botaniques coloniaux, fin XVIIIe-années 1930, Hélène Blais, Ceyzérieu, Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », 2023
Les marqueurs de la domination coloniale étaient visibles dans l’espace, et sont parfois tenaces, alors que les pays anciennement colonisés doivent gérer un lourd héritage, palpable dans l’organisation du territoire, dans le plan des villes, dans les forêts défrichées, dans les plaines de monoculture.
Pour l’historienne, partir des lieux dans lesquels l’environnement a été transformé, parfois protégé et en même temps détruit (1) permet d’approcher l’histoire de ces politiques de la nature au plus près de la terre, et des acteurs et actrices qui y ont participé, qu’ils soient volontaires ou contraints.
Guillaume Blanc, Mathieu Guérin et Grégory Quenet, dir., Protéger et détruire, Gouverner la nature sous les Tropiques, XXe-XXIe siècle, Paris, CNRS éditions, 2022.
Les jardins botaniques, « joyaux d’empire », sont des formes qui ont été répliquées dans pratiquement tous les empires coloniaux. Enclaves de nature maîtrisée, symbolisant l’ordre imposé à un environnement réputé sauvage, ils sont des lieux visant à magnifier la puissance des États coloniaux.
Ils donnent à voir la maîtrise du monde naturel et sont institués comme des outils de la domination coloniale. Les sociétés européennes des colonies y pavanent, viennent soigner leur nostalgie des paysages de la métropole, s’enthousiasment à la vue d’espèces parfois communes dans les arrières-pays qu’elles ne pénètrent jamais.
Des gravures puis les nombreuses cartes postales qui circulent dans la deuxième moitié du XIXe siècle construisent un imaginaire irénique du jardin botanique, où fêtes, pique-nique et concert s’enchaînent, contribuant à la normalisation de la vie coloniale.
Des savants également y travaillent, qui cherchent à enrichir les connaissances européennes sur les plantes d’ailleurs, herborisent, classifient, et envoient dans les métropoles, à Kew Gardens près de Londres ou au Muséum d’histoire naturelle à Paris, des spécimens qui légitiment l’universalité supposée du savoir botanique européen.
Ils acclimatent aussi des nouvelles espèces, dans le but d’augmenter les rendements agricoles de la colonie, et quitte à modifier les paysages alentours. C’est au jardin d’Essai du Hamma, à Alger que l’Eucalyptus, venu d’Australie, va prendre racine, et bientôt être planté dans les villages de colonisation et le long des routes qui organisent le territoire colonial.
Les jardins botaniques donnent à voir la maîtrise du monde naturel et sont institués comme des outils de la domination coloniale.
Mais l’histoire glorieuse des jardins botaniques a, comme toutes les histoires glorieuses, un envers, que l’on devine en regardant ces fameux clichés vantant les beautés de la nature tropicale : ici un homme accroupi arrache à la main les mauvaises herbes d’une pelouse peu adaptée à l’environnement tropical. Là des ouvriers transportent des brouettes bien remplies, sans doute pour créer un nouveau parterre harmonieux, au prix d’innombrables heures de travail de terrassement.
Dans ce livre, qui se veut une histoire globale et située des jardins botaniques, j’essaie d’explorer toutes les facettes de ces lieux singuliers, dans les Caraïbes, en Asie et en Afrique. À partir des archives coloniales, des récits de visite au jardin, des images de toutes sortes, on peut relire l’histoire des ambitions coloniales en matière de maîtrise de la nature, et leurs limites.
Comme nœuds dans un réseau impérial et transimpérial, les jardins botaniques coloniaux jouent un rôle majeur dans la circulation et l’adaptation des plantes utiles et d’apparat. Comme espace vitrine, ils doivent contribuer à donner à voir le prestige des colonisateurs : palmiers et bambous en allées, corbeilles de fleurs, gazon impeccable constituent un paysage iconique. Comme espaces savants, les jardins révèlent toutes les ambiguïtés de la construction des sciences en situation coloniale.
Le rôle des savoirs vernaculaires, l’activité des collecteurs et collecteuses de plantes, les interactions savantes entre Européens et Africains, Indiens, ou Caribéens, souvent invisibilisées, montrent la grande dépendance des directeurs de jardins envers leur personnel, dessinateurs, employés à l’herbier, ou envers leurs relais de collecteurs dans la colonie.
Des lieux qui concentrent toutes les ambiguïtés du gouvernement de la nature en situation coloniale.
Comme espaces marchands, les jardins botaniques, où l’on acclimate et l’on reproduit certaines espèces, sont au cœur d’une système économique colonial qui vise l’enrichissement de la métropole, et qui passe, au quotidien, par des apprentissages obligatoires pour les fermiers locaux, par la diffusion systématique dans certaines colonies d’espèces parfois invasives, par des vols et de la corruption aussi.
Enfin, l’installation de ces jardins et leur entretien suppose le recours à une main d’œuvre souvent contrainte et nombreuse : esclaves (jusqu’aux abolitions), condamnés, travailleurs engagés rendent possible l’exposition de la nature colonisée. La volonté de contraindre la nature dans des climats tropicaux, les risques inhérents à l’environnement (cyclones, tempêtes, parasites) impliquent en effet un recours massif à une force de travail quasi gratuite.
Les jardins botaniques apparaissent à l’issue de cette enquête comme des lieux qui concentrent toutes les ambiguïtés du gouvernement de la nature en situation coloniale, révélant à la fois la puissance des pouvoirs impériaux sur cette nature, et les résistances qu’ils rencontrent.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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