Avec Macron, seule la violence paierait-elle ?
Les mois de mobilisations contre la réforme des retraites n’auront rien changé au jusqu’au-boutisme du pouvoir, quand le gouvernement n’avait pas tardé à céder face à la mobilisation des gilets jaunes. Le philosophe Jacques Deschamps publie un Éloge de l’émeute, sans doute fatigué d’attendre…
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Éloge de l’émeute, Jacques Deschamps, éd. Les Liens qui libèrent, coll. « Trans », 158 pages, 15 euros
Il n’aura fallu que trois « actes », trois samedis de suite, de mobilisations des gilets jaunes en 2018 pour que le président Macron apparaisse sur les chaînes de télévision et dise : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies sans que rien n’ait été vraiment compris, sans que rien n’ait changé, nous sommes à un moment historique pour notre pays. »
Et de débloquer illico 10 milliards d’euros, une augmentation du Smic de 100 euros (sans que cela coûte au patronat, précisait-il !), l’annulation de la taxe sur les carburants et de la hausse de la CSG pour les petites retraites. En somme, plus rien ne devait plus être comme avant, selon le locataire de l’Élysée. Après quatre mois de mobilisations contre la réforme des retraites, ce discours prête à sourire (jaune) !
Sans doute sa petite promenade à pied le matin du dimanche 9 décembre sur l’avenue Kléber, l’une des plus chics de la capitale, l’avait-elle impressionné. À quelques dizaines de mètres de là, il avait pu lire les graffitis exigeant sa démission sur les piliers de l’Arc de triomphe.
Dans cette belle avenue, typique de l’époque de la splendeur de la bourgeoisie industrielle sous le Second Empire, bijouteries, traiteurs, restaurants raffinés, agences bancaires et immobilières avaient pour la plupart leurs vitrines brisées, leurs locaux dévastés, plusieurs ayant subi un début d’incendie. Tout le long des contre-allées, des Porsche, des Mercedes et autres BMW, , nombreuses dans ce quartier cossu, étaient détruites, retournées, incendiées. Les images feront le tour du monde.
Surdité
Devant un tel spectacle à quelques centaines de mètres de l’Élysée, Emmanuel Macron, flanqué de son ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, et du préfet de police, le fanfaron Didier Lallement, affichait une mine sombre. Dans son allocution, il tenta donc d’éteindre l’incendie. Même s’il était déjà trop tard, puisque bon nombre des manifestants n’exigeaient plus seulement des mesures financières, mais bien des garanties d’expression démocratique, en premier lieu le fameux RIC, le référendum d’initiative commune, sinon la démission même de ce président hautain désormais honni par une bonne partie de la population.
Aujourd’hui, après treize manifestations massives contre la réforme des retraites à travers toute la France, jusque dans des petites villes où près d’un tiers des habitants manifestaient parfois, le pouvoir macronien a cru bon cette fois de ne rien entendre. Comme un encouragement à la violence ? On peut se le demander, puisque les manifestations pacifiques semblent, pour reprendre l’expression utilisée par Macron, questionné sur les « Uber Files » en juillet 2022, « lui en toucher une sans lui en faire bouger l’autre ». La classe macroniste ! Il reste que ce pouvoir semble ne jamais rien entendre, sauf quand l’ordre public (et surtout les intérêts immédiats de notre bonne bourgeoisie) est soudain menacé.
D’où l’intérêt pour le petit essai du philosophe Jacques Deschamps, que l’on a bien envie de suivre, après quatre mois de mobilisations sans effets, dans son Éloge de l’émeute. L’auteur souligne la légitimité à vouloir « faire dérailler la machine […], se défendre, dans un monde sans échappatoire où rien d’autre ne vaudrait qu’une croissance indéfinie, doublée de la confiscation ahurissante des richesses produites par la nature et par le travail humain entre les mains avides d’une petite oligarchie ».
L’échec du pouvoir
Et de poser aussi la question, liée à l’urgence d’arrêter la destruction irréversible de la planète : « comment s’étonner de la montée en puissance d’un activisme écolo de plus en plus radical, revenu des grandes messes consensuelles des marches contre le climat, et autres pétitions pleines de bons sentiments, qui n’ont jamais fait reculer d’un pouce un pouvoir pieds et poings liés aux intérêts d’un système économique et industriel dont la fortune colossale se paie de la destruction des milieux naturels et de la vie elle-même ? Il faudrait plutôt s’étonner que cette réaction soit aussi tardive et encore si réticente à rentrer dans des rapports de force auxquels pourtant elle n’échappera pas. »
Comment s’étonner de la montée en puissance d’un activisme écolo de plus en plus radical ?
Même si on n’en est pas encore là, le pouvoir macronien serait-il en train de manger son pain blanc, et aurait montré son échec (par sa surdité) en tant que pouvoir démocratique ? Sans cautionner la violence, nous sommes pourtant forcés de nous interroger, avec Jacques Deschamps, si « l’émeute n’est pas le moment éruptif et transitoire dans lequel nous réparons, recomposons notre milieu humain mis à mal par des procédures répressives mobilisées en défense des Pouvoirs en place ». La Macronie aura tout fait pour cela.
Les autres livres de la semaine
Rome fugitive, Carlo Levi, préface de Giulio Ferroni, traduit de l’italien par Angela Guidi et Emmanuel Laugier, éditions Nous, 192 pages, 18 euros.
Au fil de ces courts textes des années 1950 sur Rome, nombre d’images de films s’impriment dans la mémoire du lecteur. Monicelli, Risi, Fellini, Pasolini… Avec, sans doute, l’auteur sous les traits de Gian Maria Volonté, inoubliable incarnation de Carlo Levi dans le film de Rosi Le Christ s’est arrêté à Eboli (1979), adaptation du récit homonyme de son exil forcé par le régime fasciste dans le Sud rural, qu’il écrivit en 1944 alors qu’il dirigeait la Résistance à Florence. Ces articles brossent le portrait bigarré d’une Roma populaire aujourd’hui disparue, du boom économique et urbanistique, des hypocrisies politiques de la Démocratie chrétienne au pouvoir, souvent inculte mais inamovible, non sans rémanences du fascisme.
Le film d’une vie, Marc Ferro, entretiens avec Benjamin Stora, présentation de Laurent Thévenot , éditions de l’EHESS, coll. « Audiographie », 152 pages, 9,80 euros.
Cette belle collection « Audiographie » propose des retranscriptions d’interventions, d’entretiens, de conférences. Des productions orales de sciences humaines trop souvent délaissées. Ce nouvel opus rapporte ici la parole de l’historien Marc Ferro, interrogé pour une série de l’émission À voix nue (France Culture) par son collègue Benjamin Stora. Outre qu’il livre une analyse critique du métier et de la discipline, Ferro, décédé en 2021, revient sur son parcours, son engagement dans la Résistance et le maquis du Vercors en 1944, sur la guerre d’Algérie (où il enseigna après-guerre) ou sa participation importante à la revue des Annales. Presque un film, donc, de passions, politiques et historiennes.
Paris, boulevard Voltaire, suivi de Ponts, Michèle Audin, Gallimard, coll. « L’Arbalète », 160 pages, 17 euros.
C’est un livre de mémoires. Mais aussi d’actualité puisque l’estampe de Valloton en couverture, si elle date de 1893, montre une charge de notre brave police française matraquant des manifestants, qui aurait pu se produire le 1er mai dernier… Ces textes sur le boulevard Voltaire, artère des traditionnels défilés République-Nation à Paris, se fixent sur treize stations, toutes marquées par l’histoire. Dont le massacre au métro Charonne le 8 février 1962, l’internement des juifs raflés au cours de l’été 1942 au gymnase Japy, et bien sûr nombre de carrefours défendus par les communards, avant leur extermination par les soldats de la bourgeoisie versaillaise. Mais aussi l’attentat du Bataclan le 13 février 2015. Un beau livre de luttes collectives.