Conseils de lecture à nos ministres
Trois livres qui décryptent la réalité des territoires français, qui parlent de radicalité saine et d’histoires des luttes. Autant de ressources qui éviteraient à certains ministres des déclarations aussi navrantes que dangereuses.
dans l’hebdo N° 1756 Acheter ce numéro
Pour une écologie pirate. Et nous serons libres. Fatima Ouassak, La Découverte, 198 pages, 17 euros.
Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique, devrait ouvrir le dernier livre de Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Cela lui aurait (peut-être) évité de dire devant l’Assemblée nationale, le 11 avril dernier, que « le réchauffement climatique n’est pas une réalité politique, mais naturelle ! » Dans son essai aussi percutant que revigorant, Fatima Ouassak nous embarque dans la construction d’un projet politique écologiste, antiraciste et internationaliste à partir du vécu et du regard des quartiers populaires.
Par des exemples concrets, elle démontre que « les choix politiques conduisent à une vulnérabilité différenciée des terres et des corps ». Pour preuve : les habitant·es les plus pauvres ont trois fois plus de risques de mourir d’un pic de pollution en région parisienne que les plus riches. Pour résumer : les quartiers populaires étouffent à cause de la pollution de l’air, des murs et du béton à perte de vue, de la présence policière à chaque coin de rue.
L’imaginaire de la piraterie, notamment issu du manga One Piece, irrigue tout son texte pour essayer d’assouvir la soif de liberté de celles et ceux qu’elle qualifie de « sans-terre ». Une réalité territoriale qui annihile le pouvoir d’agir d’hommes et de femmes, et qui est totalement exclue du projet écologique majoritaire, « parfaitement compatible avec le système colonial-capitaliste ».
Des critiques sévères mais pertinentes, s’adressant au mouvement climat et aux politiques, y compris de gauche, tellement frileux quand il s’agit de décentrer son regard pour créer des alliances véritables. Pour la politologue, la liberté de circulation doit être le cœur d’une écologie vraiment libératrice pour toutes et tous, la Méditerranée et l’Afrique, ses poumons. Une ligne radicale mais nécessaire pour ouvrir des horizons de luttes solides et faire face à l’extrême droite, qui pourrait bientôt saborder le combat écologique.
Silence dans les champs, Nicolas Legendre, Arthaud, 330 pages, 20 euros.
Comme tous les ministres de l’Agriculture, Marc Fesneau cajole la FNSEA et la Bretagne. Dans sa tournée printanière, il a parlé de « fierté bretonne » autour de son agriculture et du monde agroalimentaire à Pontivy, et s’est rendu à la clôture du congrès du syndicat agricole majoritaire, où il a demandé à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) de revenir sur sa volonté d’interdire l’herbicide S-métolachlore.
Des déclarations tonitruantes qui contrastent terriblement avec le silence, « l’omerta agroalimentaire » que le journaliste Nicolas Legendre détricote habilement dans son livre-enquête Silence dans les champs. « Le complexe agro-industriel breton bénéficie-t-il ou a-t-il bénéficié d’un régime d’exception ? Relève-t-il, dans une certaine mesure, de la “raison d’État” ? » interroge le correspondant du Monde, qui a mené cette enquête durant sept ans.
L’une des forces du livre réside dans la diversité et la sincérité des quelque 300 témoignages recueillis : éleveurs, vétérinaires, techniciens de coopératives, salariés d’abattoirs, gérant de société de conseil en agriculture, cadre bancaire, ex-député, ex-ministre, magistrats, commissaire-enquêteur.
Sans oublier les « kamikazes », celles et ceux qui s’opposent au système et subissent menaces, pressions, intimidations, voire sabotages. « Ce qui nous a sauvés, c’est notre silence », confie l’un d’entre eux.
Fils de « petits éleveurs laitiers », Nicolas Legendre tente une plongée dans les profondeurs de cet « ordre social breton », de ce lobby breton puissant, mais si insaisissable car omniprésent, de la grande distribution aux barons locaux, en passant par les coopératives, les banques et même les sponsors de clubs sportifs.
L’écriture ciselée, sans pathos ni moralisme donne l’impression d’être aux côtés du journaliste pour recueillir les confidences, d’entendre les accents, de pousser des portes habituellement closes. Et de voir ces paysages radicalement transformés et pollués au fil des politiques agricoles et des remembrements, décrits comme « un impensé de l’histoire contemporaine, un écocide sans mémoire ».
Car l’autre force du livre est de replacer tous ces récits dans l’histoire plus globale de la Bretagne et de l’agro-industrie depuis la bascule des années 1960 qui ont promu une certaine vision du progrès et de la modernité. On en voit les limites, avec ce coup de projecteur sensible mais pragmatique sur ces « ombres » qui happent tant de vies en Armorique, et ailleurs.
Terres de luttes, Romain Jeanticou, Seuil, 512 pages, 22,90 euros.
De silence, il n’est pas question dans le livre Terres de luttes, écrit par Romain Jeanticou. Au contraire ! Ce livre très dense fait jaillir des voix fortes, déterminées, au cœur de sept luttes emblématiques depuis les années 1960 : contre les violences policières en banlieue parisienne, contre l’extrême droite à Lyon, contre le colonialisme en Guadeloupe, pour le logement au Pays basque, la terre en Loire-Atlantique et l’éolien en Bretagne.
Gérald Darmanin devrait y jeter un œil attentif pour capter l’essence des mobilisations actuelles dans l’Hexagone au lieu de propager de dangereux discours criminalisant les militant·es notamment écologistes en les qualifiant d’écoterroristes à la moindre occasion et en déclarant sans honte ne pas « céder au terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Le ministre de l’Intérieur y trouvera un précieux tour de France des luttes et de la désobéissance civile, d’hier et d’aujourd’hui.
Comme à Grenoble, où désobéir a permis la création du premier planning familial et l’émergence d’un terreau féministe puissant. À Lyon, des affiches « Savoir désobéir » ont permis de résister à l’entrisme de l’extrême droite à la fac de Lyon-III. « À l’époque quand on se révoltait, ça aboutissait, la loi changeait », glisse Monique Mignotte-Le Lous, avocate emblématique des militantes grenobloises pour le droit à l’avortement.
Grand reporter au magazine Télérama, Romain Jeanticou explique vouloir « raconter ce qu’est concrètement la lutte politique : la place qu’elle prend dans une vie, ce qu’elle coûte au corps, à l’esprit, au portefeuille, aux amitiés, ce qu’on y gagne et aussi, souvent, ce qu’on y perd ».
Car les joies et les désillusions sont tout aussi intenses dans une vie de militant·e et participent à la fabrique de l’histoire. Ainsi, se (re)plonger dans le passé des batailles anticoloniales en Guadeloupe, où le scandale du chlordécone permettrait peut-être de mieux appréhender le succès de Marine Le Pen. Toutes ces luttes parlent aussi d’ancrage territorial, de démocratie, d’identité, de mémoire, de transmissions, et donc de l’avenir.