« Je ne m’assois pas sur une autoroute de gaieté de cœur mais par nécessité »
Huit activistes écologistes de Dernière rénovation ont été jugés ce 11 mai pour avoir bloqué l’autoroute A6 en octobre dernier. L’occasion d’expliquer pourquoi la désobéissance civile est l’ultime recours face à l’urgence climatique.
Sur le parvis du tribunal judiciaire de Créteil, des gilets orange fluo font leur apparition. Dans le dos est inscrit « Dernière rénovation ». Ce jeudi 11 mai, huit militant·es écologistes de la campagne de désobéissance civile du même nom comparaissaient pour « entrave à la circulation » et « mise en danger de la vie d’autrui ». Le 28 octobre dernier, ils avaient participé à une action de blocage de l’autoroute A6 au sud de Paris en direction de la province, pendant une quarantaine de minute… un vendredi soir de départ en vacances.
Celle-ci s’inscrit dans la vague d’actions très médiatiques lancées il y a un an par le collectif pour demander un plan ambitieux pour la rénovation thermique des bâtiments d’ici à 2040 : blocage de route, jets de peintures sur des statues ou façades de ministères, perturbation d’événements sportif comme Roland Garros ou le Tour de France…
Au total, une soixantaine d’actions ont eu lieu en France. Mais, depuis quelques mois, s’est ouvert le temps des procès – 18 au total – et des condamnations. La veille du procès de Créteil, l’annonce de quelques sanctions n’ont pas rassuré les militant·es. Pour avoir interrompu un match de rugby le 5 novembre, deux activistes ont écopé de deux mois de sursis, deux ans d’interdiction d’enceinte sportive ainsi que 7 188 euros de dédommagement pour le Stade Toulousain.
Pour comprendre cette nécessité de recourir à la désobéissance civile, il faut se rappeler le contexte politique de l’automne dernier. Trois jours après le blocage de l’A6, l’Assemblée nationale avait voté un amendement de la Nupes dans le cadre de l’examen de projet de loi finance qui débloquait 12 milliards d’euros en faveur de la rénovation thermique des logements. Malgré la pression citoyenne et politique, Élisabeth Borne avait dégainé son énième 49.3 pour l’annuler.
Urgence d’agir
Dans la petite salle du tribunal, devenue une étuve au fil des heures, les huit défilent à la barre pour expliquer les raisons personnelles, scientifiques, philosophiques qui les ont conduits à utiliser leurs corps et à enfreindre la loi pour alerter sur l’urgence climatique. Tous ont un casier judiciaire vierge, et reconnaissent les faits pour « entrave à la circulation », mais rejettent le fait d’avoir mis en danger la vie d’autrui. Au contraire, tous estiment agir pour sauver des vies.
Je crois profondément en l’action publique, mais c’est insuffisant.
Rachel est volontaire pour commencer. Son flot de parole, précis et rapide, démontre un besoin de s’exprimer, après avoir gardé le silence en garde-à-vue. « Je viens de Rouen, et en septembre 2020, j’ai vécu l’incendie de l’usine Lubrizol. Il n’y a pas eu d’enquête de santé publique, et j’ai été choquée de voir des terres agricoles polluées, et que tous les habitant·es de Seine-Maritime aient respiré cet air pollué. Aujourd’hui, je suis obligée de faire de la résistance civile. Je ne m’assois pas sur une autoroute de gaieté de cœur mais par nécessité ! », raconte cette animatrice de club nature dans une association d’éducation populaire.
– « Avez-vous déjà fait d’autres actions qui ne sont pas interdites par la loi ? », lui demande la présidente.
– « Plein et ça n’a pas marché ! Je me suis même présentée à deux élections ! »
Le désarroi face à l’inaction climatique des politiques publiques revient fréquemment dans les discours. Comme dans celui de Lucas, qui a travaillé pendant une quinzaine d’années comme conseiller d’élus, notamment à la Mairie de Paris. « Je crois profondément en l’action publique, mais c’est insuffisant. J’ai aussi constaté que les politiques publiques relevaient toujours d’un rapport de force, et imposer un sujet sur la place publique comme nous le faisons est plus efficace que tout le reste. »
Même trouble chez Nathan qui a constaté la précarité énergétique des habitant·es des HLM du quartier Bagatelle de Toulouse quand il était animateur social. « Quand il y a eu la Convention citoyenne pour le climat, j’ai cru que c’était le moment où des mesures pour l’écologie populaires seraient enfin prises dans un processus démocratique alliant tous les corps (État, ONG, citoyens). Et puis quasiment toutes les mesures ont été balayées d’un revers de main par le président… », glisse-t-il, dépité.
Les différentes formes d’éco-anxiété, de dissonances cognitives, de prises de conscience viscérales des impacts du changement climatique résonnent dans la salle du tribunal. Très ému, Manoj explique qu’il pensait protéger la planète en travaillant dans des bureaux d’études en environnement.
« Je faisais le lien entre l’État, les industriels, les promoteurs immobiliers. Je rédigeais des rapports pour les autoriser à bétonner des espaces naturel, remplacer la faune et la flore par des usines. Quand j’ai pris conscience que c’était ça, la protection de l’environnement en France, j’ai décidé de faire un pas de côté. On ne triche pas avec les lois de la physique, on est dans une course contre la montre », clame le scientifique.
D’une voix forte, Thaïs raconte à quel point son expérience au Sud-Soudan en tant que pharmacienne lors d’une mission de Médecins sans frontières lui a fait ressentir toutes les conséquences du changement climatique, et l’a bouleversée, dans son corps et son esprit. « Avez-vous déjà eu l’impression d’être dans un four sans pouvoir y échapper ? Votre corps ne transpire même plus, mais envoie des signaux d’alerte. J’ai ressenti une peur animale, que je n’ai jamais vécue en France. Quand je suis rentrée, j’ai pensé : je ne veux pas me retrouver dans 10 ans – quand on atteindra 50 degrés à Paris – et regarder un enfant dans les yeux et lui dire que c’était mieux de rester sage. »
Face à ces récits de vie et ces émotions en pagaille, la présidente reste imperturbable, focalisée sur le code de la route et l’illégalité des faits. Elle enchaîne les questions courtes et incisives notamment sur le nombre de morts sur les routes, ou sur les précautions prises par les activistes pour limiter les dangers.
Criminalisation abusive
Certain·es des activistes restent profondément marqué·es par cette action mais surtout la répression judiciaire qui a suivi, avouant que c’est « intimidant de se sentir criminalisé ». La défense, bien organisée autour de cinq avocat·es, rappelle dès que possible les grands moments de l’histoire qui ont basculé grâce à la désobéissance civile non-violente.
Deux témoins d’exception ont pu s’exprimer à la barre. Tout d’abord, Michel Forst, rapporteur spécial de l’ONU sur les défenseurs de l’environnement depuis 2022. Sur un ton didactique, il explique avoir rencontré beaucoup de membres de gouvernements et d’activistes pour le climat pour parler de la désobéissance civile dans toute l’Europe.
Il détaille l’état de nécessité qui existe dans une trentaine de pays, et rappelle que les blocages de routes sont un moyen légitime et utilisé de longue date par les militants. « Les militants non-violents sont des défenseurs donc ils doivent être traités ainsi au titre des Nations unies, et pas comme des écoterroristes », déclare-t-il.
Quant à Agnès Ducharne, directrice de recherche en climatologie au CNRS, elle tente un exposé bref mais précis sur l’emballement climatique, assénant que « si on avait émis collectivement moins de gaz à effet de serre, l’été dernier aurait été moins chaud, tout comme l’été 2003 [année de canicule, NDLR], il y aurait moins de sécheresse, moins d’inondation… ».
La désobéissance civile touche infiniment plus la population qu’un rapport du GIEC.
« Pourquoi n’y a-t-il pas plus de monde à se mobiliser comme ces huit personnes pour alerter sur l’urgence climatique ? », lui demande franchement Me Taïeb, rebondissant sur le fait que de plus en plus de scientifiques optent désormais pour la désobéissance civile.
« C’est un sujet tellement anxiogène qu’on n’ose pas dire les choses franchement, et autrement qu’avec des chiffres. Or, ça ne parle pas. Si les relais médiatique sont là, la désobéissance civile touche infiniment plus la population qu’un rapport du GIEC », répond la climatologue.
La procureure n’est pas véhémente et se contente de rappeler la loi. « Je ne conteste pas la réalité de la problématique, je ne leur reproche pas d’avoir des idéaux, c’est une bonne chose de croire en l’avenir de notre planète, mais je ne peux pas cautionner les moyens utilisés : la violation de la loi », déclare-t-elle avant de requérir une peine de travail d’intérêt général de 50 à 70 heures.
La défense demandait la relaxe pour les deux infractions, argumentant sur la liberté d’expression et, surtout « l’état de nécessité », une notion qui trace doucement son chemin dans les tribunaux.
Au final, la juge tranche : relaxe en ce qui concerne la « mise en danger d’autrui ». Mais pour l’« entrave à la circulation », elle les condamne à 35 heures de travaux d’intérêt général et trois mois d’emprisonnement en cas de non-exécution. Cinq ont accepté, trois ont refusé et écopé d’amendes entre 500 et 1 080 euros.
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