En Tunisie, l’oasis où la révolution fait datte
À Jemna, aux portes du Sahara, sur les terres de leurs ancêtres spoliées par les colons français puis par l’État tunisien, les habitants ont repris la main sur la production de 13 000 palmiers dattiers. Depuis les événements de 2011, ils la gèrent collectivement.
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Il fait encore doux en cette matinée de mars au milieu des palmiers. Quelques rayons de soleil passent à travers les branches ondulant à une dizaine de mètres de hauteur, l’écoulement des tuyaux d’irrigation installe une ambiance apaisante dans l’air cristallin. Dans quelques mois, les températures avoisineront les 50 °C, il sera quasi impossible de sortir à cette heure de la journée.
Nous sommes aux portes du Sahara, dans la parcelle El Mâamer (« le colon » en arabe) de l’oasis de Jemna. Sur ces 185 hectares, les premiers palmiers ont été plantés il y a tout juste un siècle par les colons français. Les plus récents ont une dizaine d’années, l’âge de la révolution tunisienne.
Une dizaine d’ouvriers s’activent à ramasser des branches mortes, les empilent et les brûlent en petits tas réguliers. « On fait ça chaque année avant la pollinisation du printemps, pour nettoyer la terre et faciliter l’irrigation », explique Brahim El Hachani, salarié de l’association de préservation des oasis de Jemna depuis sept ans.
La récolte est finie depuis quelques mois déjà, mais lui travaille ici toute l’année, comme les 162 ouvriers embauchés au salaire mensuel de 540 dinars (160 euros) – sans compter la centaine de saisonniers employés ici dix mois sur douze. « Ce n’est pas beaucoup, c’est presque le smic. Mais au moins c’est un travail. Avant d’être embauché ici, j’ai été au chômage pendant quatorze ans. Et avant la révolution, il y avait seulement quinze ouvriers à la palmeraie », raconte-t-il avec un pragmatisme résigné.
L’homme ne considère pas sa situation particulièrement meilleure aujourd’hui, à cause de l’inflation (3,3 % en un an) qui rend la vie quotidienne extrêmement difficile. Mais il confesse que le travail dans la palmeraie le stabilise. « Je participe régulièrement à des réunions publiques, tous les ouvriers sont impliqués dans les décisions concernant la gestion de l’association, c’est très important », ajoute-t-il avant d’aller vérifier l’écoulement d’un tuyau d’arrosage.
Une lutte sociale et décoloniale
En remontant les rangées de palmiers dattiers, on arrive rapidement au Bourj Merillon, bâtiment portant le nom du docteur en droit français qui a planté les premiers palmiers en 1923 et gérait le commerce des dattes vers la France. « Les colons sont venus chez nous en 1881. À Jemna ils se sont approprié les terres de nos ancêtres vers 1912 », raconte Tahar Etahri, président de l’Association de préservation des oasis de Jemna jusqu’en 2021. « On voulait restaurer le bâtiment pour l’utiliser, mais on n’a pas pu récolter suffisamment de fonds », regrette-t-il.
Aujourd’hui la grande maison blanche a des airs de ruine, et les seuls restes de la présence française sont les arbres centenaires en contrebas, culminant à une vingtaine de mètres. Comme un ultime marqueur du temps qui passe et des luttes gagnées, un graffiti représentant le poète palestinien Mahmoud Darwich, accompagné d’une citation en arabe, s’impose sur le mur.
« Ça date de 2016, lorsque nous étions en conflit contre Mabrouk Kourchid, l’ancien secrétaire d’État chargé des Domaines de l’État et des Affaires foncières », s’enthousiasme Tahar Etahri. L’homme aux cheveux grisonnants boite légèrement, mais son débit de parole ne ralentit jamais, attestant une détermination inébranlable. « Il voulait récupérer les terres, car il était aussi avocat de l’ancien locataire. Des gens sont venus de tout le pays nous soutenir. On a remporté ce combat, et depuis on n’a plus jamais eu de problèmes », poursuit-il.
L’histoire de l’oasis est intrinsèquement liée à celle des luttes. Le 12 janvier 2011, alors que la révolution éclate en Tunisie et que le président Ben Ali est sur le point de quitter le pays, les habitants de Jemna se rassemblent et réclament de pouvoir disposer de leurs terres. « Le gouverneur de la région avait envoyé des soldats, des blindés et des chars. Ils voulaient coûte que coûte que l’ancien locataire de la palmeraie réintègre les lieux. Ils sont restés trois jours, et ensuite ils sont partis. Heureusement il n’y a pas eu d’affrontements », raconte Tahar Etahri.
Après l’indépendance de 1956, les terres de l’oasis ont été nationalisées. L’État tunisien a créé des coopératives agricoles pour gérer la production. Mais, au fil du temps, le gouvernement a commencé à accorder des concessions à des entreprises privées, suscitant des tensions successives avec les habitants.
La solution juridique est très simple : reconnaître le statut de coopérative agricole à l’association.
« Nos ancêtres s’étaient mis d’accord avec le gouvernement de l’époque pour le rachat des palmiers dattiers. En 1962, ils ont versé la somme de 40 000 dinars [environ 12 000 euros]. Et ils n’ont rien récupéré du tout. La palmeraie était très mal gérée, il n’y avait presque aucune embauche et une production très faible. Finalement, un colon français est parti, et un colon tunisien est venu le remplacer, résume Tahar Etahri avec une émotion mêlée de rage. Les ouvriers étaient vraiment exploités. Nos ancêtres ont été emprisonnés et ont versé leur sang ici. »
Conflit juridique et crise écologique
Depuis 2011, un vide juridique règne sur le statut de l’oasis de Jemna. « Il n’y a plus de locataire depuis cette date. C’est nous qui gérons la palmeraie de fait, mais on ne sait pas qui la loue », explique Tahar Etahri. « Après 2011, l’État a laissé faire, en espérant que la situation pourrisse d’elle-même. Ensuite, il y a eu une période d’affrontements devant les tribunaux en 2016, remportés par l’association. Et maintenant, on est revenu au point mort, où l’État ne fait rien », analyse Mohamed Kerrou, professeur de science politique à la faculté de Tunis, auteur d’une longue enquête anthropologique, Jemna. L’oasis de la révolution.
« C’est d’autant plus surprenant que l’actuel président, Kaïs Saïed, a toujours soutenu l’affaire de Jemna, en y faisant régulièrement référence dans ses discours. Et la solution juridique est très simple : ce serait de reconnaître le statut de coopérative agricole à l’association », poursuit l’universitaire. « Je pense que l’État a peur de créer un précédent, car il possède encore 500 000 hectares de terres qui ne sont pas gérées convenablement. C’est un État très centralisé, jacobin, sur le modèle français. Il a peur du séparatisme. Or il oublie que l’expérience ne s’éteindra pas. Elle restera comme souvenir, comme une mémoire de la dissidence. Et donc elle reprendra sous une autre forme », conclut-il.
« Nous pensons que le problème pourrait être résolu en appliquant la loi de 1995, qui dit que le gouvernement tunisien peut louer des parcelles de terre aux associations à but non lucratif, ajoute Tahar Etahri, qui est également militant syndical et président de la section locale de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Nous respectons l’État, nous respectons le gouvernement. Nous ne réclamons même pas la propriété de la terre. Nous voulons louer cette parcelle, et qu’on nous laisse agir. Nous ne voulons pas partager les bénéfices entre nous, nous voulons les réinvestir au profit du bien-être de toute une communauté. »
Réinvestir au profit du collectif, c’est précisément la mission réussie de l’association depuis douze ans. L’après-midi se poursuit par la visite des projets financés dans la petite ville de 8 000 habitants : de nouvelles salles de classe dans l’école primaire, du matériel informatique, un terrain de foot, une ambulance pour une structure d’aide aux handicapés mentaux, des halles pour le marché, et plus de 2 000 nouveaux palmiers plantés.
Se réclamant de l’économie sociale et solidaire, l’association réinvestit tous ses bénéfices.
Se réclamant de l’économie sociale et solidaire, l’association réinvestit tous ses bénéfices. « L’achat de l’imprimante et de l’ordinateur au poste de police, la salle de sport du lycée, le versement de 30 000 dinars [9 000 euros] à l’hôpital régional pendant le covid, tout ça, c’est l’association. En fait, nous étions un gouvernement lorsqu’il n’y avait pas de gouvernement », expose fièrement Tahar Etahri.
Si ce mode de fonctionnement a fait ses preuves et sert de modèle dans toute la Tunisie aujourd’hui, il pourrait bien être mis en péril par les palmiers eux-mêmes. En 2014, le secteur pesait 1,8 milliard de dinars (540 millions d’euros) et la production avait plus que doublé par rapport à la période d’avant la révolution ; depuis trois ans, elle a été divisée par trois.
« On ne peut plus faire aucun investissement dans le village en ce moment, et ça réduit également les embauches, se désole Tahar Etahri. Nous pensons que cette baisse de la production est liée à la sécheresse, mais elle est peut-être également due à une infection des dattes, ou à certains engrais. Nous sommes en train de chercher les causes de la situation. » Dans un contexte de crise démocratique et économique, où les lueurs d’espoir de la révolution peinent encore à briller, l’oasis de Jemna joue son destin avec ce nouveau défi écologique à résoudre.