En Turquie, les Syriens face à un futur incertain
Au lendemain de la réélection de Recep Tayyip Erdoğan, les 3,7 millions d’exilés craignent pour leur avenir après une surenchère anti-étrangers qui a largement animé l’entre-deux-tours de la présidentielle.
dans l’hebdo N° 1760 Acheter ce numéro
Échec et mat ! » Adel balaye les pièces du plateau d’échecs d’un revers de main et saisit une cigarette : « C’est comme ça chaque semaine », frime-t-il, sourire aux lèvres. Son voisin, Murad, se tourne vers lui : « C’est quoi, le film projeté ce soir ? » « Je ne sais pas, lui répond Adel, on verra après le dîner. » Tout autour, des dizaines de personnes s’agitent dans une ambiance familiale.
Au centre Addar, chaque vendredi soir, une petite communauté de Syriens, des familles et des étudiants, se retrouve pour partager un dîner, jouer aux échecs ou au ping-pong, et regarder un film. « C’est un moment d’apaisement. On oublie ce qui se passe à l’extérieur », affirme Adel. Réfugié à Istanbul depuis 2015, ce jeune homme de 24 ans donne des cours de boxe pour joindre les deux bouts. « J’étais dans l’équipe nationale syrienne avant mon départ », dit-il avec fierté. Arrivé adolescent dans la mégalopole, il s’est intégré à la société turque « sans grande difficulté ».
Cette incertitude sur notre futur est dure à vivre. J’ai l’impression d’être libre et en prison à la fois.
Mais, ces dernières années, il souffre de la montée du discours anti-réfugiés. « On fait face à beaucoup de racisme. Les Syriens sont inquiets, car leur situation semble inéluctablement s’aggraver, explique-t-il. Le leader de l’opposition, Kılıçdaroğlu, avait affirmé qu’il renverrait ses “frères” syriens chez eux s’il arrivait au pouvoir. Ses “frères”… C’est n’importe quoi ! Cette incertitude sur notre futur est dure à vivre. J’ai l’impression d’être libre et en prison à la fois. »
« Invités temporaires »
À quelques mètres, Zahed sert la maklouba, un plat à base de riz originaire du Levant. Kebbe, houmous, moutabal, des mets aux saveurs de Syrie sont disposés sur une table. « Je cuisine chaque vendredi pour notre communauté. Le centre Addar me tient à cœur, nous avons besoin de renforcer nos liens en ce moment. » Ce photographe originaire d’Alep est arrivé à Istanbul en 2016 avec sa sœur « mais, comme elle travaillait dans une école de Fethullah Gülen, auteur du coup d’État manqué de juillet 2016, les autorités turques l’ont arrêtée pendant plusieurs mois, puis elle a dû quitter le pays. C’est dire que je ne porte pas Erdoğan dans mon cœur ».
Mais le discours de Kemal Kılıçdaroğlu sur les réfugiés l’angoisse : « J’aime autant qu’Erdoğan l’ait emporté. Au moins, il a su nous accueillir. » Zahed s’assied, l’air pensif : « Pendant ces élections, ils ont tous utilisé les Syriens pour gagner des voix. Si la politique envers les réfugiés se durcit, je quitterai la Turquie pour l’Europe. »
La politisation de la question syrienne n’est pas nouvelle en Turquie. Bien que Recep Tayyip Erdoğan ait ouvert la frontière aux exilés, ceux-ci n’ont jamais été reconnus comme des réfugiés, mais bien comme des « invités » temporaires. À diverses occasions, le président turc a instrumentalisé leur présence. En 2019, il menaçait d’« ouvrir la porte » de l’Europe aux réfugiés, si la Turquie n’obtenait pas davantage d’aides de l’Union européenne.
Les Européens, préoccupés par la question migratoire, ont suivi les élections turques avec attention, selon le chercheur Murat Erdoğan, qui travaille sur les migrations en Turquie. « Ils critiquent régulièrement le président turc sur la liberté d’expression et le droit des femmes, mais au fond les Européens préfèrent encore avoir affaire à Erdoğan sur la question des réfugiés, expose-t-il. Avec l’opposition, ils ne savent pas à quoi s’attendre. Le discours de Kılıçdaroğlu sur leur retour en Syrie aurait risqué de pousser les réfugiés à trouver asile en Europe. »
Avec environ 3,7 millions d’exilés enregistrés, la Turquie est le plus grand pays d’accueil pour des réfugiés. Dans le contexte de la crise économique, les Syriens, jusqu’alors tolérés, sont devenus la cible de discours xénophobes alimentés par des petits partis ultranationalistes et relayés par les centristes. Selon Murat Erdoğan, les débats sur la présence des Syriens ont émergé il y a environ deux ans.
La question démographique est devenue une grande préoccupation dans la société turque.
« Les Turcs ont alors compris que les réfugiés ne rentreraient pas en Syrie, malgré la baisse de l’intensité des combats, explique le chercheur. En parallèle, outre les Syriens qui continuent de venir, la Turquie a aussi accueilli des réfugiés d’Afghanistan, d’Irak ou encore d’Iran. La question démographique est devenue une grande préoccupation dans la société turque. Et avec le score élevé du nationaliste Sinan Oğan au premier tour de la présidentielle, le discours anti-réfugiés a rythmé la campagne pour le second tour. Erdoğan et Kılıçdaroğlu sont entrés dans une bataille pour attirer les voix nationalistes. »
Surenchère raciste de l’opposition
Asma est installée dans un café de Fatih. Depuis le début du conflit syrien, ce quartier historique d’Istanbul s’est transformé en un petit Damas, avec ses restaurants de spécialités syriennes et ses panneaux publicitaires en arabe. Asma, 36 ans, est arrivée en Turquie en 2017 avec ses deux enfants, rejoignant ainsi son mari, arrivé deux ans plus tôt. Malgré les difficultés, elle n’imagine pas une seconde rentrer en Syrie. « Il n’y a plus rien pour nous là-bas. Al Assad a détruit notre pays et la situation économique est pire qu’en Turquie », explique la jeune femme en réajustant son voile rose.
Ils ont leurs deux mains sur nos cous et maintenant ils serrent.
Comme la plupart des Syriens de Turquie, Asma soutient le président Erdoğan, « un musulman proche de nous » qui ne lui promet pas un retour en Syrie d’ici deux ans. Même si elle note que les problèmes ne datent pas d’aujourd’hui. « Mon fils a 17 ans. Dans sa première école, personne ne voulait parler avec lui parce qu’il est arabe, j’ai dû le mettre dans une école privée pour qu’il ait une scolarité à peu près normale », explique Asma, qui suit des cours de journalisme et travaille à mi-temps dans un hôpital.
La surenchère à laquelle s’est livrée l’opposition dans l’entre-deux-tours l’a écœurée. Place Taksim, à la veille des élections, on pouvait lire sur une affiche de Kemal Kılıçdaroğlule slogan : « Les Syriens par-ti-ront ! » « La rhétorique raciste, il n’y a rien de pire pour obtenir des votes. C’est dénué d’humanité. » Elle sait que, désormais, la boîte de Pandore a été ouverte et craint que la violence contre les Syriens ne soit encouragée dans un contexte de marasme économique. « Ils ont leurs deux mains sur nos cous et maintenant ils serrent », conclut-elle froidement.