Entre l’intersyndicale et la Nupes, l’occasion manquée
Alors que l’hiver et le printemps ont été marqués par le plus grand mouvement social de ces dernières décennies, la gauche et les syndicats n’ont que peu réussi à travailler ensemble. La faute, notamment, à une défiance réciproque.
dans l’hebdo N° 1760 Acheter ce numéro
Mercredi 15 février 2023. Nous sommes en plein examen du projet de loi sur la réforme des retraites à l’Assemblée nationale. Il reste trois jours de débat et la question d’un vote sur le fameux article 7 – qui décale l’âge légal de départ de 62 à 64 ans – reste en suspens. Les parlementaires de la Nupes – et notamment de La France insoumise – retireront-ils leurs milliers d’amendements au dernier moment pour aller au vote ? C’est en tout cas ce que demandent les principaux leaders syndicaux qui n’hésitent pas, le week-end précédent, à tacler les parlementaires.
« Franchement, on assiste à un cirque », nous confiait à l’époque Simon Duteil, codélégué général de Solidaires. « C’est un spectacle lamentable qui n’a rien à voir avec la dignité du mouvement de la rue. J’ai eu l’impression que c’était le plateau d’Hanouna tellement c’était médiocre », renchérissait Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT le dimanche précédent sur RTL.
Les relations difficiles entre syndicats et politiques ne datent pas d’hier. Il faut certainement remonter aux débuts du siècle précédent, peu après la création de la CGT (1895) et de la SFIO (1905) pour comprendre la défiance entre ceux qui se revendiquent du monde du travail – les représentants des travailleurs – et ceux qui portent les intérêts du peuple – les représentants du monde ouvrier.
Dès après la création du parti de Jaurès, la CGT s’est dotée de la charte d’Amiens pour sceller son autonomie vis-à-vis de l’État et des formations politiques. Qui est mieux placé que les syndicats pour défendre les intérêts des travailleurs ? Et que les élus du peuple pour améliorer le quotidien du peuple ? En réalité, les premiers peuvent-ils réellement soutenir les travailleurs sans que les seconds n’agissent pour le peuple ? Sans doute pas. Et si l’histoire des relations syndicats / politiques s’inscrit dans une forme de réserve réciproque, elle est surtout celle d’une interdépendance.
Hélas, les trahisons des gouvernements de gauche dans un contexte de désindustrialisation, d’abandon des travailleurs et du monde populaire, de remise en cause du droit du travail, etc., n’ont pas aidé à améliorer ces relations. S’ajoute la crainte, par les syndicats, d’être « récupérés » par le politique, voire instrumentalisés à l’instar des intellectuels ou des artistes qui jouent parfois les « cautions ». Et alors que s’est ouvert, contre la réforme des retraites, un mouvement social sans précédent depuis un demi-siècle, le spectre de la charte d’Amiens – 117 ans – a lourdement pesé. Chacun étant resté dans son rôle, les élus au Parlement et les syndicats dans la rue, l’absence de stratégie commune a sans aucun doute fait défaut. Pire, la tentation de tirer la couverture à soi a été mal vécue.
Et si les syndicats semblent s’être refait une santé dans l’opinion publique au cours de ces derniers mois, la gauche n’en sort pas vraiment renforcée. En tout cas, pas pour l’instant. Aux lendemains des grandes grèves de 1995, il a fallu attendre deux ans pour qu’elle reprenne le pouvoir, après une dissolution surprise. Si ce scénario advenait dans les mois à venir, la gauche serait-elle prête ? C’est la question qu’elle doit se poser. Mais, pour y parvenir, des changements de méthode s’imposent.
Pierre Jacquemain
Pourtant, ce mercredi 15 février, une réunion secrète est prévue entre la Nupes et certaines organisations syndicales, avec notamment la CGT, la FSU et Solidaires. L’objectif : se coordonner sur les stratégies parlementaires et sociales à adopter pour être le plus efficace dans la lutte contre le projet de loi. Sauf que, le matin, l’information fuite dans la presse, provoquant l’ire des syndicats, qui refusent d’y aller. « C’était une stratégie politique pour montrer qu’ils étaient dans le coup. Ils voulaient la photo de Martinez avec un représentant de LFI bras dessus, bras dessous. Et pour ça, il fallait qu’il y ait la presse », tacle un représentant syndical qui devait y participer.
À LFI, nous ne sommes pas uniquement dans les institutions. On se bat aussi dans la rue !
« Cette fuite n’était pas du tout notre intention, on avait tout fait pour que ce soit confidentiel », assure de son côté Aurélie Trouvé, en charge des relations avec le monde associatif et syndical à La France insoumise. « À LFI, on est sans arrêt soupçonnés de ce genre de pratique. Mais ça faisait des mois qu’on essayait de construire quelque chose avec eux. Et cette rencontre était de notre initiative, on n’avait aucun intérêt à faire fuiter l’information ! », se défend l’ancienne porte-parole d’Attac.
Une relation sous haute tension
Cet exemple allégorise parfaitement l’état des relations entre partis politiques de gauche et organisations syndicales depuis le début de ce mouvement social. Une forme d’interdépendance – chacun ayant besoin de l’autre – marquée par une méfiance que l’intérêt commun – celui du retrait de la réforme – ne suffit pas à atténuer. Mais comment l’expliquer ?
En apparence, il y a des personnes. Il est de notoriété commune que l’ancien secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, et le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, ne pouvaient pas se voir en peinture. Il y a aussi des raisons historiques, plusieurs syndicalistes n’hésitant pas à s’appuyer sur la fameuse charte d’Amiens, qui prévoit l’autonomie de l’action syndicale vis-à-vis des partis politiques. « On observe parfois une lecture rigoriste de la sacro-sainte charte d’Amiens, qui a créé des tensions extrêmement fortes entre la CGT et LFI », souligne Maxime Quijoux, sociologue des mobilisations et du syndicalisme.
Mais ne prendre que ces deux grilles de lecture entrave la bonne compréhension de cette relation en mode « je t’aime moi non plus ». Car, derrière, il y a surtout la question de la légitimité à parler du monde du travail, et à représenter la voix et les revendications des travailleurs et travailleuses. « Le syndicalisme a été malmené ces dernières années pour des raisons structurelles et idéologiques. L’épisode des gilets jaunes a été une humiliation. Les organisations syndicales n’arrivaient plus à représenter une partie du monde du travail », analyse Maxime Quijoux.
En parallèle, La France insoumise se forge comme un mouvement au plus près des luttes sociales. « À LFI, nous ne sommes pas uniquement dans les institutions. On se bat aussi dans la rue ! Les organisations syndicales ont dû mal à comprendre ça », souffle Aurélie Trouvé. « On voit bien qu’ils veulent construire une hégémonie sur les mouvements sociaux, tacle un représentant syndical de premier plan. Dans leur tête, c’est “nous, on dirige les choses, et vous, gentils syndicalistes, vous nous aidez”. On ne peut pas travailler ensemble comme ça ! »
Et cette tension se matérialise bien avant la mobilisation contre la réforme des retraites. À l’été précédent, alors que les problématiques de salaires et de pouvoir d’achat commencent à être de plus en plus criantes, plusieurs réunions sont organisées entre des syndicats et LFI. L’objectif : organiser une marche commune contre la vie chère et pour une hausse des salaires à l’automne. Et donc, poser les bases d’une collaboration quelques mois avant la mobilisation contre la réforme des retraites. Un accord de principe est même trouvé. Sauf qu’encore une fois La France insoumise prend les devants en annonçant, seule, la date de ladite marche. « Ça nous a vraiment mis en colère, raconte Simon Duteil. LFI se comporte avec le mouvement syndical comme un suzerain se comporte avec ses vassaux. »
LFI se comporte avec le mouvement syndical comme un suzerain se comporte avec ses vassaux.
Cet épisode réactive le froid entre les deux parties. D’autant que les syndicats travaillent en parallèle à construire leur unité en vue de l’annonce de la réforme des retraites. Et dans cette très large intersyndicale, plusieurs organisations – la CFDT notamment – ne veulent absolument pas être associées à des partis politiques. Cette volonté, cumulée aux déboires de la fin de l’été, fait qu’une séparation est actée, de facto.
De la concurrence à la normalisation
Pas de collaboration, et même une forme de concurrence qui s’installe au début de l’hiver. Avant même l’annonce du projet de loi le 10 janvier, La France insoumise soutient (voire organise, selon plusieurs sources) une date de mobilisation le 21 janvier appelée par des organisations de jeunesse. Ce qui, une nouvelle fois, ulcère l’intersyndicale, qui juge que c’est à elle de donner le tempo du mouvement social. Et la pousse à annoncer une première date de mobilisation interprofessionnelle le 19 janvier. « On avait envie que ça parte dès janvier, assume Aurélie Trouvé, les organisations de jeunesse ont voulu y aller et c’était très bien. Je ne vois pas en quoi cela a nui au mouvement social. Au contraire. »
Cet épisode liminaire lance l’acte I de la mobilisation. Un acte dans lequel les deux parties se regardent en chiens de faïence. L’intersyndicale joue la stratégie de l’opinion publique et se désolidarise donc de toute force politique. Selon plusieurs sources, Laurent Berger, le leader de la CFDT, suit nuit et jour les courbes des baromètres d’opinion. « Or, dans un contexte où le monde politique est discrédité, se rapprocher d’organisations politiques aurait pu impacter cette opinion publique », souligne Maxime Quijoux.
Dans cette optique, l’intersyndicale joue même à fond la carte de la décrédibilisation des politiques. Plusieurs représentants syndicaux n’hésitent pas à qualifier de « hors-sol » et de « déconnectés du monde du travail » les appels à la grève générale de certains députés insoumis sur les réseaux sociaux. Même travail de sape concernant les débats à l’Assemblée nationale, où les représentants syndicaux dénoncent le « cirque parlementaire ».
« Il y a eu une volonté des syndicats de se positionner au-dessus de la mêlée parlementaire. Ils ont marqué une distance avec notre action à l’Assemblée, alors qu’on a vraiment participé à démonter les mensonges du gouvernement dans l’Hémicycle », regrette Arthur Delaporte, porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. « Ne pas nous avoir soutenus, nous décrédibiliser alors qu’on était sous le feu de la Macronie a été une erreur stratégique majeure », abonde un parlementaire de premier plan de la Nupes.
Il y a eu une volonté des syndicats de se positionner au-dessus de la mêlée parlementaire.
Surtout, en instaurant cet antagonisme, l’intersyndicale va passer à côté de ce qui aurait pu être un tournant du mouvement social. Après l’utilisation du 49.3 par l’exécutif, alors que le pays bascule dans une crise sociale et politique et que la colère gronde, l’intersyndicale préfère freiner, en appelant simplement à une journée de mobilisation interprofessionnelle une semaine plus tard. « On ne voulait pas se mobiliser en début de semaine, car on aurait marché sur le calendrier politique », explique alors Marylise Léon, futur numéro 1 de la CFDT, faisant allusion au vote de la motion de censure le lundi suivant. « Ni la CFDT ni la CGT n’avaient envie de servir la soupe aux mélenchonistes », confie, ce même soir, Benoît Teste, secrétaire général de la FSU. Obnubilés par la volonté de rester à l’écart de LFI et de se relégitimer après des années de perte de vitesse, les syndicats préfèrent continuer de suivre la boussole de l’opinion publique.
Mais, face à l’intransigeance d’un gouvernement qui ne concède rien au mouvement social, les deux parties semblent prendre – tardivement – conscience qu’elles doivent, malgré tout, travailler ensemble. L’arrivée de Sophie Binet à la tête de la CGT facilite aussi ce changement de braquet. Sur France Inter, elle souligne, en parlant de La France insoumise : « Il faut qu’on normalise nos relations politiques. »
C’est l’acte II de la mobilisation. Syndicats et partis de la Nupes travaillent alors ensemble pour émettre des recours au Conseil constitutionnel et faire une proposition de référendum d’initiative partagée (RIP). Malgré tout, l’entente n’est pas encore parfaite. « Depuis le début, ils nous demandent de les laisser faire leur travail parce qu’ils le connaissent mieux que nous. Mais, avec le RIP, on l’a bien vu, ils ont été incapables de le faire bien », raille un syndicaliste.
Une entente en demi-teinte
Pour la semaine à venir, les organisations syndicales se sont calées sur le calendrier politique pour mettre en place ce qui pourrait être la dernière journée de manifestations nationales contre la réforme des retraites. Dans leur prise de parole médiatique, les représentants syndicaux n’hésitent pas non plus à soutenir largement la proposition de loi du groupe Liot visant à abroger la réforme. Un rapprochement tardif : « Quand on fait le bilan, il est vraiment en demi-teinte », regrette Arthur Delaporte. « On n’a pas battu la Macronie. On peut faire beaucoup mieux en termes de coordination. Il y a un vrai besoin de restaurer des liens de confiance », abonde Aurélie Trouvé.
Un son de cloche partagé par les syndicats ? Ni la CFDT ni la CGT n’ont voulu répondre officiellement à nos questions sur ce sujet « très sensible », alors que les deux centrales changent actuellement de direction. Selon nos informations, des discussions au sein de l’intersyndicale sont déjà bien engagées pour poursuivre le travail au-delà de la mobilisation contre la réforme des retraites. Alors que, jusqu’ici, le seul mot d’ordre commun était le retrait de la réforme, leur dernier communiqué est intitulé « Toujours unis pour le retrait et le progrès social ». Un ajout lourd de signification. À défaut de collaborer activement avec les organisations politiques, les syndicats pourraient réinvestir le champ politique en portant, ensemble, des propositions politiques.
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