Exposé·es
L’exposition « Exposé·es » au Palais de Tokyo, à Paris, rappelle l’hécatombe de l’épidémie du sida des années 1980-1990. Aujourd’hui, pour les malades, survivre au sida, c’est toujours vivre dans une société où le validisme et la sérophobie font des ravages.
dans l’hebdo N° 1759 Acheter ce numéro
Au Palais de Tokyo, alors que je visite l’exposition « Exposé·es », je tombe sur une photographie de Michel Journiac, « Marquage d’un corps – Action de corps exclu (étape 7 du rituel de transmutation. 1983-1993) ». L’image – gros plan sur une section de tronc et de bras – interroge avec force une dynamique centrale de notre société contemporaine : corps « normal »/normé, corps malade/« sain », corps invalide/valide.
Au travers de ce triangle (que l’on suppose rose) dézingué, morceau de chair écorchée, à vif, telle une affiche politique passée et comme partiellement arrachée sur un mur défraîchi, qui a (trop) vécu, Michel Journiac nous rappelle à ce que furent les premiers temps de l’épidémie du sida dans la France des années 1980-1990. Une hécatombe.
En 1987, 964 décès attribués au virus de l’immunodéficience humaine (VIH) – découvert en mai 1983 et reconnu comme responsable du sida en 1984 – sont comptabilisés. Mais, très vite, les statistiques s’affolent jusqu’à atteindre un pic terrible, en 1994, avec 4 860 morts. Un compte macabre qui rythme le quotidien d’une génération entière confrontée au déni mortifère de l’État, au désintérêt criminel de l’industrie pharmaceutique et à l’indifférence attentiste d’une grande partie de la société se croyant à l’abri face à un « cancer gay qui ne touche que les pédés ».
Une hécatombe, des morts par centaines, puis par milliers, et la naissance – dans le feu de l’action et la rage de la survie immédiate, si souvent contrariée – d’une nouvelle forme d’activisme qui s’incarne, en particulier, dans une association, Act Up-Paris, fondée le 9 juin 1989. Les malades du sida s’exposent en exposant ce que leur fait la maladie. Cette autospectacularisation de l’épidémie, entre zaps et die-in, oblige la société à voir, s’impose à elle en affirmant un lien ontologique entre la vieille homophobie-lesbophobie et la toute nouvelle sérophobie.
On meurt du virus bien sûr, mais aussi d’abandon, d’isolement, de peur.
Car on meurt du virus bien sûr, mais aussi d’abandon, d’isolement, de peur. On meurt de convenances, de moralité et de normalité. Comme le précise Emmanuelle Cosse, présidente d’Act Up-Paris de 1999 à 2001, « au-delà de ce qui fait la colère d’Act Up, il y a toujours eu aussi une dénonciation de la norme, de ce qui devrait décider de ce qui est bien, de ce qui est mal, de si nos vies sont correctes ou pas (1) ».
(1) Témoignage sur le site d’information Yagg en 2009.
Cela nous ramène au questionnement d’« Exposé·es », au travers du livre d’Élisabeth Lebovici qui en constitue le cœur vibrant (2). En interrogeant le triptyque homophobie-lesbophobie-transphobie / validisme / sérophobie, celle-ci nous rappelle que le sida a durablement impacté l’ensemble de la société. Au passé évidemment, mais aussi au présent.
Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle, Élisabeth Lebovici, Les Presses du réel, 2017.
Pour les malades, en effet, survivre au sida, c’est toujours vivre dans une société où le validisme et la sérophobie font des ravages. Ainsi, en 2005, une étude de Sida info service précisait que 57,3 % des personnes séropositives en France estimaient avoir été discriminées du fait de leur séropositivité. Une réalité quotidienne qui se perpétue dans un silence assourdissant.
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