« Il n’y a pas le droit d’un côté et la société de l’autre »
Entretien avec Liora Israël, directrice d’études de l’EHESS, sur la question de la lutte par le droit contre les mesures liberticides.
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En Macronie, la montée du « national-libéralisme » La lutte par le droit Trois victoires pour les libertés fondamentalesUn groupe d’action judiciaire anti-arrêtés préfectoraux multiplie les recours contre les décisions administratives liberticides, appliquant la méthode américaine du contentieux stratégique. Comme le groupe d’avocats pénalistes qui défend les militants, ils donnent à voir comment la lutte peut se faire par le droit. Pour comprendre cette stratégie et son histoire, Politis a interrogé Liora Israël, directrice d’études de l’EHESS, spécialiste de l’utilisation politique du droit.
L’Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico) – membre actif du groupe d’action judiciaire anti arrêtés préfectoraux (Gajaap) – s’est créée sur le modèle américain de l’Aclu (Union américaine pour les libertés civiles). Pouvez-vous nous expliquer sa stratégie ?
L’Aclu est une grande association de défense des droits civils, construite autour d’un grand nombre de juristes, dont l’objectif est de mettre en place des stratégies juridiques vis-à-vis de la Cour suprême et faire avancer les droits civils aux États-Unis. L’idée, qu’on retrouve au sein du Gajaap, n’est pas seulement d’obtenir des décisions locales et individuelles, mais de remonter plus haut afin de créer des jurisprudences au niveau de la Cour suprême aux États-Unis, du Conseil d’État en France.
C’est une stratégie qui comporte un risque majeur : si cela ne marche pas, cela crée un précédent dans le mauvais sens. Faire monter des contentieux est une décision réfléchie et soupesée. Car évidemment, le contentieux met les juges dans la situation de juger et, par conséquent, fait perdre le contrôle aux parties. Ce sont des débats qui se rejouent beaucoup en ce moment aux États-Unis, notamment sur la question de l’avortement.
Un certain nombre d’associations américaines de défense des droits ont décidé de ne plus faire remonter de cas estimant que, compte tenu de la composition d’une Cour plus conservatrice que jamais, le risque est trop grand. Aux États-Unis, la jurisprudence a beaucoup plus de poids qu’ici et est donc beaucoup plus difficile à renverser. En France, c’est également compliqué car il y a plus de juges. On sait moins qui il y a en face.
En France, le Gajaap en droit administratif et le groupe informel d’avocats pénalistes en défense des manifestants, ne rappellent-ils pas le GAJ – groupe d’action judiciaire – des années 1968 ?
Ils semblent s’inscrire dans une forme de continuité. Le Groupe d’action judiciaire a été créé par des avocats comme Jean-Jacques de Félice ou Henri Leclerc, au moment des événements de mai 1968. Ces avocats défendaient des étudiants, des activistes poursuivis dans le cadre de la répression des événements. Leur groupe s’est constitué de manière informelle, afin de partager les expériences, de coordonner et de penser la manière de défendre les clients pour essayer de dépasser les défenses individuelles.
D’autres juristes, travailleurs sociaux et notamment les jeunes magistrats qui venaient de fonder le Syndicat de la magistrature (juin 1968) – Louis Joinet ou Dominique Charvet – ont rejoint ces échanges, qui se sont progressivement formalisés et dont l’objectif était de développer une réflexion commune sur les enjeux politiques du droit, dans la suite des évènements de 1968.
L’un des objectifs, comme aujourd’hui sur la question des libertés fondamentales, était donc d’élever des problématiques individuelles pour en faire des sujets politiques ?
Assez tôt, un texte – qui, me semble-t-il, a été écrit par Henri Leclerc – dit en substance : « Essayons de construire politiquement une défense pour lui donner un sens, pour ne pas recourir aux circonstances atténuantes, en utilisant les contradictions du droit ». Pour ces avocats, proches de la gauche, la justice est une institution de la bourgeoisie mais est porteuse de contradictions exploitables pour faire entendre des mots d’ordre, obtenir des victoires individuelles ou collectives, ou mettre au grand jour les contradictions internes du système qui, d’après eux, prétend défendre les droits de tous mais, en pratique, défend surtout les intérêts de la bourgeoisie.
Le droit est-il, par essence, politique ?
Bien sûr ! Il est fait par des assemblées élues. Il n’est neutre ni dans sa constitution, ni dans son application. Il n’y a pas le droit d’un côté et la société de l’autre. Le sens d’une loi évolue en fonction d’un contexte. Elle est appliquée par des juges qui l’interprètent, tranchent en fonction du degré de cristallisation de la jurisprudence et des réponses similaires déjà données. Il y a une uniformisation des jurisprudences face à des cas posés de la même manière. Par conséquent, les avocats cherchent à inventer d’autres manières de poser ces cas, trouvent d’autres juridictions – parfois supranationales –, auxquelles poser ces questions dans une sorte de partie de ping-pong que les juristes appellent « le dialogue des juges ». En réalité, c’est le dialogue suscité par des avocats qui fait circuler des questions entre les juges.
La « guérilla juridique » menée par le Gajaap est efficace, de par sa très grande réactivité et sa capacité à obtenir des victoires nombreuses.
Quelles ont été les grandes victoires du GAJ ?
Dans leur regard sur le droit, la question de la victoire et de la défaite n’est pas manichéenne. Par exemple, lorsqu’Alain Geismar, comme un certain nombre de leaders politiques, est déféré devant la Cour de sûreté de l’État, juridiction semi-militaire issue de la guerre d’Algérie, il refuse que son avocat Henri Leclerc plaide. Il choisit une stratégie d’autodéfense – parfois revendiquée par les plus radicaux de l’époque. Il ne pense pas gagner au sens relaxe, mais gagne avec l’écho de la publication de sa défense par plusieurs maisons d’édition, notamment celle de Jean-Edern Hallier, L’Idiot international, avec une préface de Jean-Paul Sartre.
En publiant cette adresse lancée aux juges, les accusant d’avoir le fusil caché sous la robe, citant les Black Panthers, etc., il renverse l’assignation en culpabilité. Il utilise l’arène qui lui est donnée et s’inscrit dans la défense de rupture, théorisée par l’avocat Jacques Vergès et avant cela, par la tradition bolchevique d’utilisation du tribunal comme tribune. Ainsi, il perd juridiquement (il sera condamné à 18 mois de prison ferme) mais gagne politiquement, du point de vue du retentissement donné à son procès et à sa condamnation.
Et aux États-Unis ?
On parle toujours des victoires des années 50/60 sur la déségrégation, sur l’avortement, etc. Mais dans la littérature étasunienne, cette période est de plus en plus vue comme très spécifique. La « Warren Court » – du nom de Earl Warren, qui la présidait entre 1953 et 1969 – est une parenthèse dans l’océan d’une histoire conservatrice. Beaucoup commencent à considérer l’image faussée, la légende dorée.
D’autant que ces décisions favorables ont posé nombre de questions en termes d’application. Ce n’est pas parce que la décision a eu lieu qu’elle s’applique de manière magique. Il y a eu de nombreuses résistances à différents niveaux. Certains disent que ces victoires, par leur importance symbolique, ont quand même eu un effet sur la société, même si pas toujours appliquées. D’autres, comme Gerald N. Rosenberg, parlent de « hollow hope » – une illusion s’étant pas traduite dans la réalité, et a même pu faire croire qu’il n’était plus nécessaire de se battre.
En France, l’avantage du référé d’urgence contre les arrêtés préfectoraux est qu’une suspension a un effet immédiat d’application. Ça se voit tout de suite. Néanmoins, à moyen et long terme, cette dynamique peut s’essouffler si elle n’est pas portée par le mouvement social.
C’est l’enjeu d’après ?
Dans les années 70, il y a une dimension de la lutte par le droit bien perçue par les acteurs, qu’on retrouve aujourd’hui : pour obtenir victoire, il faut un certain niveau de technicité. Il y a, de fait, une délégation de ces combats à des juristes spécialistes, très bons et qui ont la capacité de le faire. Le risque est la déconnexion d’avec les mouvements sociaux.
La retraduction de mobilisations dans les termes du droit peut contribuer à techniciser les mots d’ordre et à les rendre plus difficilement réappropriables. Il y a ainsi tout un travail de traduction nécessaire qui est fait mais qui demeure difficile, notamment parce qu’il y a un manque de culture juridique très clair dans notre société. Mais c’est aussi ce qui rend très légitime ce type de victoire.
Le risque de dépossession peut s’accentuer plus les juridictions saisies sont éloignées, par exemple des juridictions supranationales de type CEDH (Cour européenne des droits de l’homme). Des victoires devant de telles juridictions auront beaucoup de valeur pour les juristes, mais sont plus difficilement perçues au niveau du terrain, voire des journalistes, d’autant plus qu’intervient la question du temps. Là, on est sur des référés d’urgence, ça s’applique de suite.
Mais d’autres stratégies, plus longues, peuvent perdre en visibilité. Il y a de nombreuses discussions académiques et dans les sphères militantes pour savoir si, stratégiquement, cela vaut toujours la peine de miser sur des contentieux qui peuvent durer plusieurs années, et dont l’issue demeure souvent incertaine. De ce point de vue, la « guérilla juridique » menée par le Gajaap est particulièrement efficace du fait de sa très grande réactivité et de la capacité à obtenir des victoires nombreuses dans un temps court.
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