« In the Rearview », de Maciek Hamela (Acid) ; « Anatomie d’une chute », de Justine Triet (Compétition)

Un documentaire inouï sur les déplacés en Ukraine et un film de procès à la riche matière humaine.

Christophe Kantcheff  • 22 mai 2023
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« In the Rearview », de Maciek Hamela (Acid) ; « Anatomie d’une chute », de Justine Triet (Compétition)
© DR

Dans les premières semaines qui ont suivi l’invasion russe le 24 février 2022, des millions d’Ukrainiens sont partis de chez eux, en particuliers des régions les plus atteintes, celles de Kiev, puis de Kharkiv, de Marioupol, d’autres encore. Tous n’avaient pas la possibilité de prendre le train, ou ne possédaient une voiture. Des bénévoles ont pris en main le transport de ces exilés, comme Maciek Hamela, qui a fait voyager des dizaines d’Ukrainiens dans un van, de leur lieu de vie jusque dans un endroit sûr, souvent en Pologne.

In the Rearview, de Maciek Hamela, 1 h 25.

Il se trouve que Maciek Hamela, lui-même polonais, est également cinéaste. Il a installé une caméra sur son tableau de bord (comme dans Ten, d’Abbas Kiarostami), en la pointant vers les sièges arrière (d’où le titre, In the Rearview). Elle était aussi portée à l’épaule, par lui, ou l’un de ses camarades volontaires, mais toujours brièvement, lors des arrêts.

Ce qui donne un film inouï, inédit sur cet exode. D’ordinaire, ces phénomènes restent trop souvent abstraits pour qui est loin. On cite un chiffre : 14,5 millions d’Ukrainiens déplacés ou réfugiés en l’espace de 100 jours. Une masse énorme mais qui ne raconte rien. Ici, nous sommes auprès des personnes qui fuient les bombardements, vivent cet arrachement, traumatisés, déboussolés et pétris de tristesse.

C’est ce qu’on entend, ce que l’on voit sur les visages. Des jeunes, des vieux, des mères prêtes à tout pour sauver leurs enfants. Des familles qui ne se connaissent pas se côtoient, se succèdent dans la voiture. Même si celle-ci rencontre des obstacles – des mines, des ponts détruits, des routes défoncées –, croise des chars, frôlent des immeubles détruits, son habitacle est le premier sas vers la sûreté. À l’intérieur de cette voiture, où Maciek Hamela ne conduit pas simplement – il assure la logistique et s’intéresse à chacune et chacun –, l’angoisse s’atténue, la parole se libère.

À l’intérieur de cette voiture, l’angoisse s’atténue, la parole se libère.

On évoque la violence des bombardements, la mort de voisins dont certains ont perdu tout leur sang en l’absence de secours possibles, les hommes restés combattre. Une femme dit que le maire de son village a été pris par les Russes et qu’il n’a plus été revu. Une autre raconte comment son père a dû avoir les doigts coupés pour avoir tenté de sauver sa femme qui brûlait dans leurs maisons incendiées. Un récit insoutenable pour une autre passagère qui fond en larmes.

Un jeune homme raconte la torture par électricité dans les jambes à laquelle il a été soumis. « Le deuxième fois, on s’habitue. Ce n’est rien par rapport à mon ami qui a été torturé dans les jambes et les bras. » Une jeune femme congolaise, blessée, sur laquelle les Russes ont fait feu délibérément, raconte sa vie en Ukraine depuis 10 ans, où elle retournera, dit-elle, si les choses se calment.

Certains sont parfois déjà tournés vers l’avenir – comme cette jeune fille, qui reconnaît avoir toujours voulu découvrir Paris, sa destination. Des enfants jouent, rient. On doit vite arrêter la voiture pour qu’un chat lui aussi embarqué fasse ses besoins. La vie continue. Ces petits moments plus légers nous le rappellent. Mais elle ne sera plus jamais comme avant.

In the Rearview, présenté à l’Acid, est le type même du film qui approche l’intimité blessée de ces réfugiés sans jamais être impudique ou voyeuriste. Il touche à notre humanité. C’est pourquoi il est impossible de ne pas s’identifier, humblement, ne serait-ce qu’un peu, à ces personnes. Et de penser à toutes celles qui, partout, sont déplacées, déchirées, mises à nu.

Une écrivaine dans le box

« Anatomie d’une chute », de Justine Triet
Les deux thèses – le suicide, le meurtre – s’opposent sans que l’une prenne une consistante plus forte que l’autre. (Photo : Les Films de Pierre – Les Films Pelléas.)

Anatomie d’une chute, de Justine Triet (La Bataille de Solférino, Victoria, Sybil), entré en lice hier dans la compétition, a, comme un mille feuilles, plusieurs strates de sens qui font sa richesse. Tout d’abord, il y a la première interrogation sur la réalité des faits concernant le décès de Samuel (Samuel Theis), que son jeune fils, Daniel (Milo Machado Graner), de retour d’une balade avec son chien, retrouve mort au pied de leur chalet montagnard. Suicide – il se serait jeté d’une fenêtre ? Ou a-t-il été tué par sa femme (Sandra Hüller, tout aussi épatante que dans The Zone of Interest), mise en examen, avec laquelle les relations semblaient difficiles, heurtées ?

Anatomie d’une chute, Justine Triet, 2 h 30. En salle le 23 août.

Après l’arrivée auprès de Sandra de Vincent (Swann Arlaud), son avocat, et l’enquête policière, le procès s’ouvre. Les experts se contredisent. L’avocat général (Antoine Renartz) et l’avocat de la défense croisent le fer. Les deux thèses – le suicide, le meurtre – s’opposent sans que l’une prenne une consistante plus forte que l’autre.

Sandra semble sincèrement envahie par le chagrin face à la brutale disparition de son mari et tente de réconforter autant qu’elle le peut son fils. Un fait joue contre elle : lors de l’enquête, elle a caché s’être violemment disputée avec son mari la veille de sa mort. Pour ne pas augmenter la suspicion à son égard, dit-elle. Or, à son insu, le défunt a enregistré cette altercation qui devient une pièce à conviction importante que fait entendre la présidente du tribunal à l’audience.

Après le film de Cédric Kahn, qui inaugurait la Quinzaine des cinéastes, voici à Cannes un second film de procès. Les deux œuvres sont cependant très différentes. Dans Le Procès Goldman, la personnalité de l’accusé, tout en étant complexe, éclabousse l’écran. Ce qui n’est pas du tout le cas de Sandra. Sa caractéristique majeure est d’être écrivaine. C’est là que le film s’ouvre à bien d’autres questions que la seule quête de la vérité judiciaire, même si celle-ci en est la justification.

Par exemple, la frontière entre la réalité et la fiction dans un roman, quand bien même celui-ci relèverait de l’autofiction, genre que pratique Sandra, et ce qu’on peut faire avouer à un roman sur les traits de caractère de son autrice. C’est un thème qui traverse l’histoire de la littérature, et qui a pris une forte actualité ces vingt dernières années avec les tentatives de censure et le retour de l’ordre moral – il est d’ailleurs symptomatique que ce soit l’avocat général qui s’aventure sur ces terrains, avec plus ou moins d’habileté…

La capacité de faire œuvre ou pas est une autre question, fondamentale dans la dispute qui oppose Sandra à Samuel. Au cœur de leur antagonisme, elle détermine leur vision de la vie et du monde, où est en jeu la liberté que l’on conquiert sur soi-même. On compte dans cette lutte intime les perdants (dont fait partie Samuel, qui a voulu lui aussi écrire, mais ses tentatives ont échoué) et les gagnants (Sandra).

Une très forte idée de ce film, au scénario remarquablement pensé et écrit par Justine Triet et Arthur Harari (que l’on a vu acteur dans Le Procès Goldman), a été de faire de Daniel un mal voyant. La quasi cécité de ce garçon de 11 ans lui confère une maturité exceptionnelle. Plongeant en lui-même pour éclairer ce qu’il a entendu et découvert de la vie de ses parents durant les audiences, il trouve la force de prendre position. Qu’il se trompe ou pas par rapport à l’exercice de la justice est secondaire. Sa réflexion l’a amené à donner un sens à cette histoire tragique. C’est une leçon existentielle que cet enfant-là nous livre.

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Cinéma
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