La casserolade, ou la résurgence du charivari politique
Il fut un temps, assez éloigné, où d’autres casseroles agitèrent la société française. On parlait alors de charivaris, qui inquiétaient d’autant plus qu’ils parvenaient à instiller une petite musique démocratique dans une société non démocratique.
Auteur de L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon, coll. « Époques », 2019.
Ces dernières semaines, le président de la République, ses ministres et certains députés de la majorité n’ont pu se déplacer sans risquer un comité d’accueil sonore, rythmé par le tintamarre des casseroles. Ce rituel dissonant de la « casserolade », plutôt rare en France ces dernières décennies, n’a pas manqué d’intriguer. Plutôt que de lui assigner une origine, glorieuse ou infamante, le détour par l’histoire permet de le penser, à rebrousse-poil, comme un symptôme.
Il fut un temps, assez éloigné, où d’autres casseroles agitèrent la société française. On parlait alors de charivari, et non de casserolade, mais les ressorts en étaient similaires. Dans les années 1820 et surtout 1830, ce vieux rite coutumier, sanction des mariages « mal assortis », fit une entrée tonitruante en politique. Casseroles, chaudrons, sifflets, tambours et crécelles furent convoqués pour punir et humilier des adversaires politiques, libéraux-conservateurs ou contre-révolutionnaires.
Les séquences charivariques étaient immuables, conformes à l’ordre des coutumes. Le soir tombé, des foules plus ou moins consistantes, dominées par des jeunes hommes, se rassemblaient sous les fenêtres du notable visé, député, préfet, magistrat voire évêque. Au boucan des instruments s’ajoutaient des cris perçants, énonçant la colère populaire et pourfendant l’adversaire : « À bas le juste milieu ! À bas le traître à la patrie ! À bas le transfuge de Gand ! À bas les gens du fisc ! », jusqu’à l’insulte, ainsi contre « ce cochon qui a voté la loi contre la presse ».
Certains accompagnaient les cris de chants et de danses, mais presque jamais de violences physiques. Les faits pouvaient se répéter plusieurs jours consécutifs : le jeune député Adolphe Thiers en fit les frais à Aix, Marseille, Brignoles, contraint à une fuite pitoyable. En 1832 une campagne nationale de charivaris fut même orchestrée, surtout par des républicains, et relayée par la presse d’opposition, caisse de résonance de la colère populaire.
Comme aujourd’hui, d’aucuns jugèrent ce rituel archaïque, contraire à la « liberté des votes » et à la souveraineté de la raison. Le pouvoir s’émut de ces attroupements bruyants, au nom de l’ordre public. En 1833, le ministre de l’intérieur enjoignit les préfets « de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir ces agitations, ou pour les réprimer avec la plus grande énergie ».
Derrière son apparence burlesque, le charivari incarnait efficacement une souveraineté populaire alors récusée.
Au fond, le charivari inquiétait d’autant plus qu’il parvenait à instiller une petite musique démocratique dans une société non démocratique, celle des « doctrinaires » conservateurs. Derrière son apparence burlesque, le charivari incarnait efficacement une souveraineté populaire alors récusée. Le notable, maître de l’éloquence, devait s’effacer devant la voix du peuple, alors exclu du vote. Pis, il restait confiné et humilié dans l’espace domestique, quand la foule organique occupait triomphalement l’espace public.
Le charivari s’instituait en instance subtile de contrôle civique. Il sanctionnait les votes de lois liberticides, ou les comportements contraires à la morale publique – notamment la corruption ou les faveurs octroyées à des proches. Les trajectoires sinueuses d’anciens frondeurs passés après la Révolution de 1830 dans le camp de l’ordre étaient aussi châtiées.
Les objets du quotidien, notamment la casserole, incorporaient une parole « prolétaire » opposée aux « bavardages parlementaires ». Ils diffusaient une économie morale opposée à l’économie libérale : « Si Messieurs les ventrigoulus du ministère avaient laissé quelque chose dans les casseroles du peuple, ils ne seraient pas exposés à les entendre sonner creux à leurs oreilles », pouvait-on lire en 1833 dans un journal satirique, précisément intitulé Le Charivari.
La résurgence de ces charivaris du XIXe siècle dans la France de 2023 ne relève pas d’un emprunt volontaire. Mais elle a valeur de symptôme : après une série de manifestations impuissantes et face aux limites de la démocratie parlementaire, d’autres répertoires s’inventent et fabriquent du neuf avec de l’ancien. Oublié dans les souterrains de l’histoire, le charivari refait son travail de sape des pouvoirs qui méprisent l’exigence populaire de dignité.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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