La liberté, difficile conquête, utopie toujours vivante
Après un précédent livre sur la difficile exigence de liberté au XIXe siècle, l’historienne Michèle Riot-Sarcey retrace la mise à mal de l’idéal de liberté par le dévoiement des idéologies du XXe siècle, celles se réclamant du marxisme comme celles du libéralisme au service du capitalisme.
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L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle, Michèle Riot-Sarcey, La Découverte, 424 pages, 24 euros.
C’est un très grand livre, très personnel aussi, que nous propose ici l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Car il interroge le concept ou idéal de liberté, tant malmené au cours du XXe siècle. Au nom même de cette liberté. D’un côté, victorieuse a priori dans un Occident prospère (au prix de l’exploitation des pays du Sud et de ses propres prolétaires), l’idéologie libérale, qui « est parvenue à inverser le sens » de cette liberté, semble aujourd’hui régner sans partage.
« Au service du capitalisme, [elle] renforce sa puissance. » De l’autre, tout au long du XXe siècle, « des idéologues, sincères, adhéraient pleinement à ce qu’ils écrivaient, d’autant plus que leur action contre le fascisme évinçait toute velléité critique ». Jusqu’à ce que la « force de leur discours », atteignant un « tel niveau acritique », parvienne à justifier « les pires horreurs », de la Chine populaire et sa Révolution culturelle jusqu’au génocide cambodgien des Khmers rouges.
C’est tout l’objet de ce livre : remonter, depuis la fin du XIXe siècle, le processus de dévoiement de l’idée, de l’idéal de liberté qui advint au nom des idéologies supposées libératrices mais totalisantes, quand cette même liberté était récupérée par les néolibéraux qui œuvraient à une autre manipulation.
Michèle Riot-Sarcey poursuit la recherche de son essai précédent, Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle (La Découverte, 2016). Elle soulignait déjà, dans l’entretien qu’elle nous accorda alors : « Il n’y a pas de liberté individuelle sans liberté collective. » Or l’espérance d’une émancipation dès le mitan du XIXe siècle, et d’une liberté aussi individuelle que collective donc, s’est ainsi « transformée en une croyance aveugle » dès après la Première Guerre mondiale.
Les penseurs de l’émancipation, véritable « alternative au libéralisme », privilégient alors le progrès technique, censé apporter le confort matériel aux « masses ». Comme l’énonçait Lénine lui-même : « La bataille de l’électricité l’emporta sur l’idée d’émancipation. » Où « le taylorisme [fut mis] au service du bolchevisme », avec souvent bien plus de violence dans les usines de l’Oural que sur les chaînes de Billancourt ou de Detroit.
Règne sans partage
Ce fut sans doute l’une des grandes impasses dans laquelle s’enferra le mouvement ouvrier international, en plus du stalinisme (puis ses variantes maoïstes) : coupler, au nom de l’émancipation et du progrès, la répression au développement de l’industrie lourde, modèle pour une classe ouvrière censée être la classe bénéficiaire de l’idéologie marxiste-léniniste. La liberté individuelle, l’émancipation des femmes, des minorités, tout cela devait advenir plus tard, une fois instauré le socialisme.
On sait ce qu’amena la fin du « court XXe siècle », selon l’expression de l’historien britannique Eric Hobsbawm : le règne sans partage du capitalisme mondialisé. D’un côté, la chute des régimes staliniens du bloc soviétique qui, malgré leurs discours en faveur de l’émancipation des travailleurs, se muèrent dès leur prise du pouvoir en oppression générale, fichage généralisé des populations, muselage des oppositions et de toutes les forces culturelles créatrices.
De l’autre, après l’écroulement de ces régimes, mais aussi des alternatives idéologiques au libéralisme supposées certaines car « inscrites dans le cours de l’histoire », le paradoxe de voir l’idéologie néolibérale régner partout à travers le monde, jusqu’en Chine. Une Chine supposée être toujours « communiste » ou populaire, mais où l’exploitation de sa classe ouvrière est sans commune mesure.
Dans cette grande fresque historique du terrible et violent siècle dernier, Michèle Riot-Sarcey se refuse toutefois à désespérer. Si l’émancipation et les volontés libératrices ont bien été dévoyées, elles n’ont jamais disparu, et ne disparaissent pas. C’est aussi un autre apport enthousiasmant des recherches de l’historienne que de rapprocher son travail sur le passé – et dans les archives – avec notre présent, souvent le plus immédiat.
Dans notre conversation de 2016, alors que venait de s’achever le puissant mouvement contre la loi travail, dite « loi El Khomri », imposée via 49.3 par le pouvoir Valls-Hollande, elle soulignait le rôle des intellectuels dans leur devoir de faire une histoire critique en lien avec le passé des luttes. Elle y saluait « la persistance des résistances aux régressions dues au néolibéralisme » à laquelle on venait d’assister au cours des mois précédents.
Horizon désirable
L’histoire, éclairant notre vision du passé, est donc vivante et inspire le présent. Michèle Riot-Sarcey fait de même dans ce nouvel ouvrage où, après une rigoureuse analyse des processus d’enfouissement des espoirs émancipateurs par les idéologies totalisantes, elle choisit d’illustrer les renaissances – régulières, se répétant toujours – de « l’idée authentique » de liberté et d’émancipation par ses soubresauts les plus récents.
Ainsi, l’auteure fait le lien avec le Hirak en Algérie, pays avec lequel elle entretient des liens depuis longtemps. Son compagnon, Denis Berger, décédé en 2013, fut l’un des tout premiers « porteurs de valises » arrêtés en France en 1958. Il aida activement un groupe de femmes algériennes évadées de la prison de la Petite-Roquette en 1961. Malgré les défaites, à la fois dues aux totalitarismes et au néolibéralisme encore triomphant, c’est bien cette « idée authentique » de la liberté qui se voit réanimée à chaque fois, « dans les lieux les plus inattendus ».
Outre le Hirak, Michèle Riot-Sarcey choisit un autre exemple de mobilisation pour cette liberté « authentique » : celui du mouvement des gilets jaunes, ici dans sa mobilisation des « assemblées populaires de Commercy » à l’automne 2018, dont Politis s’était fait alors l’écho. Au-delà de la seule recherche historique, l’auteure salue ainsi ce « parfum de “démocratie réelle” » qui fleurait bon dans cette petite commune de la Meuse (55). Tel un effluve tenace. Celui d’une réélaboration théorique de cet idéal.
Après le « moment 68 » qui dénonça durement à la fois le stalinisme à l’Est et le patriarcat mandarinal et néocolonial à l’Ouest, première « brèche dans l’idéologie libérale », la liberté (dans une acception critique) demeure cet horizon désirable pour chaque « sujet libre », tâchant de « rendre le réel de l’utopie plus vivant que jamais ». En dépit de la progression écrasante du capitalisme néolibéral autoritaire, tout n’est pas perdu. L’aspiration à la liberté et à l’émancipation ne saurait s’éteindre. C’est sans doute la grande leçon de ce livre, plein d’espoir.