« La Renarde » : aux origines de la fiction
Le livre de la grande romancière croate Dubravka Ugrešić, récemment disparue, questionne ce qu’est la littérature et rend hommage aux auteurs russes qu’elle a étudiés toute sa vie.
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La Renarde / Dubravka Ugreši / Traduit du croate par Chloé Billon / Christian Bourgois /
480 pages / 24 euros.
Comment naissent les histoires ? La question est vertigineuse. Dubravka Ugrešić la pose dans la première partie de La Renarde. Elle va traverser tout le récit. Répondre à cette interrogation devient une obsession pour la narratrice, une jeune universitaire venue de Zagreb qui étudie la littérature russe et les écrivains disparus durant le stalinisme.
Son sujet de mémoire ? Boris Pilniak, ce romancier fusillé en 1938 pendant les grandes purges. La narratrice étudie son œuvre et bute sur ces trois phrases : « Le renard est l’incarnation de la ruse et de la trahison. Si l’esprit du renard prend possession d’un homme, la descendance de cet homme est maudite. Le renard est le totem des écrivains. » La figure de l’animal va graviter autour du livre.
La Renarde est le dernier livre paru en français de la romancière croate plusieurs fois pressentie pour le prix Nobel, avant de disparaître le 17 mars dernier. Publié dans son pays en 2017, il arrive en France aujourd’hui. Ce texte n’est pas un roman. Ou plus exactement, il ne ressemble pas à ce qu’on nomme roman communément.
Il ressemble davantage à un buisson où l’autrice tisse des fils narratifs très différents les uns des autres. Il foisonne de réflexions justes et souvent très drôles sur la politique ou l’actualité, d’analyses littéraires érudites, d’anecdotes personnelles et de fables sorties tout droit de son imagination. Dubravka Ugrešić ne cesse de transgresser les règles du genre. Le lecteur passe du conte à l’essai et accomplit un voyage à travers six parties distinctes. Le résultat est étonnant : ce livre est un riche paysage de ce qu’est la création littéraire.
Le titre est une référence à l’article du philosophe Isaiah Berlin « Le Hérisson et le Renard ». Ce texte classe les auteurs en deux catégories : les « hérissons », qui racontent le monde avec une idée, comme Dostoïevski ou Nietzsche, et les « renards », qui pensent qu’il est impossible de le réduire à une seule thèse, comme Pouchkine ou Shakespeare.
Avec ce texte, Ugrešić se range définitivement de ce côté. Pour tenter de donner une réponse à son interrogation initiale, l’autrice se replonge dans les épisodes de sa vie, comme ce voyage à Naples lors d’un colloque universitaire sur les migrations européennes, ou les histoires de sa famille, comme la romance tragique entre sa mère et un marin.
Manipuler la réalité et accepter l’imaginaire
Elle questionne même sa propre création. Dans la troisième partie, l’autrice, qui a été contrainte de quitter la Croatie à cause de ses prises de position antinationaliste, se demande comment le récit de soi peut arriver à s’émanciper de celui de son pays.
Un enjeu au cœur de l’écriture d’Ugrešić qui a toujours préféré se présenter comme une écrivaine « transnationale » plutôt que croate. L’autrice creuse toutes les directions pour essayer de trouver ce qui donne naissance à un récit.
Éléments de réponse ? Pour elle, l’écrivain doit assumer un point de vue, manipuler la réalité, accepter l’imaginaire, déconstruire les règles traditionnelles du roman. En clair, c’est grâce à la prise de pouvoir de l’auteur que la littérature peut naître. La création devient une sorte de jeu, ou une ruse. Un nom lié à la figure du renard.
Ugrešić multiplie les références aux grands auteurs russes comme Boulgakov, Tourgueniev ou Tchekhov. La romancière et universitaire spécialiste de la littérature russe leur rend hommage et n’hésite pas à partager ses connaissances les plus pointues sur ces œuvres. Elle raconte l’histoire d’une bibliothécaire, Dorothy Leuthold, qui a suivi les cours de russe donnés par Nabokov.
Un été, le futur auteur de Lolita et sa femme doivent se rendre à Palo Alto, en Californie. Elle leur propose alors de les y conduire à bord de sa Pontiac. Un voyage de 19 jours à travers « cette Amérique des motels que Nabokov décrira par la suite dans son chef-d’œuvre ». Nabokov a oublié d’écrire sur Leuthold et n’a gardé que les paysages. Une injustice pour certains, mais un parfait exemple de la liberté d’auteur qui, pour Ugrešić, doit à tout prix être préservée.
Tous ces fragments qui composent ce livre peuvent sembler anecdotiques, mais ils partagent le même objectif : débusquer ces « notes de bas de page » ignorées en racontant ces « histoires qui s’efforcent de parler de comment naissent les histoires ». Une brillante métaméditation sur la confection d’un récit.