Le Festival de Cannes : toujours vivant
La Palme d’or à la talentueuse Justine Triet couronne un bon palmarès au terme d’une édition intéressante à tous égards.
dans l’hebdo N° 1760 Acheter ce numéro
Nous avons été tant de fois marris par le passé qu’il serait dommage de ne pas savourer le palmarès de cette 76e édition du Festival de Cannes, qui s’est achevé le 27 mai. Le palmé d’or de l’an dernier pour Sans filtre, Ruben Östlund, cinéaste qui ne nous enthousiasme guère, s’est avéré un président de jury clairvoyant.
Au sein d’une compétition au niveau général acceptable sans plus, Östlund et ses jurés ont distingué des films d’excellente facture parmi les vingt et un en lice. En outre, si la plupart des auteurs de renom n’ont pas déçu (Bellocchio, Ceylan, Kaurismäki, Loach, Moretti, Wenders), le jury a réservé les plus hautes récompenses aux œuvres de cinéastes plus jeunes et non encore primés.
La tempête de mensonges et d’hypocrisie qui s’est abattue sur Justine Triet à la suite de son discours lors de la cérémonie de clôture (lire notre « parti pris ») ne doit pas reléguer au second plan la haute valeur de son film. Anatomie d’une chute est une formidable Palme d’or, qui va pour la troisième fois dans l’histoire du festival à une femme.
Un père est retrouvé mort en bas de son chalet de montagne par son jeune fils de retour de balade. Suicide ? Ou bien a-t-il été tué par sa femme, qui était seule avec lui ? La vérité judiciaire sera recherchée au cours du procès qui s’ouvre, où va apparaître l’intimité d’un couple ayant perdu son équilibre (le titre du film est polysémique). La séquence d’ouverture donne le ton de cette relation heurtée : alors qu’une jeune universitaire vient interviewer l’épouse, écrivaine connue, le mari, qui se trouve à l’étage, pousse le volume à fond de la musique sur laquelle il est censé travailler.
Sur un scénario intelligemment écrit par Justine Triet et le réalisateur Arthur Harari, par ailleurs son compagnon dans la vie, les comédiens excellent. Parmi eux, Swann Arlaud, le jeune et très bon Milo Machado Graner, et la magistrale Sandra Hüller, révélée à Cannes en 2016 dans Toni Erdmann, de Maren Ade, tout aussi remarquable dans l’autre film qui a reçu la deuxième récompense par ordre d’importance : The Zone of Interest, de Jonathan Glazer.
Le Grand Prix est en effet revenu au réalisateur britannique dont l’œuvre, d’une singularité extrême, a constitué la proposition cinématographique la plus marquante de cette compétition. Comment représenter la banalité du mal sans une seule image à l’intérieur d’un camp d’extermination ? Comment filmer l’ennemi sans déclencher la moindre empathie ? The Zone of Interest répond brillamment à ces questions épineuses alors qu’il met en scène Rudolf Höss, le responsable d’Auschwitz-Birkenau, et sa famille dans leur vie quotidienne.
Des absences qui interrogent
Que Merve Dizdar, la comédienne des Herbes sèches, de Nuri Bilge Ceylan, ait remporté le prix d’interprétation féminine est une relative surprise car le film a pour personnage principal un homme. Mais elle y incarne avec prestance une femme blessée et engagée. Le prix d’interprétation masculine, lui, ne pouvait échapper à Kōji Yakusho, souvent vu par ailleurs chez Kiyoshi Kurosawa, et dont le talent émerveille dans Perfect Days, réalisé par un Wim Wenders revenu au meilleur de sa forme.
Aki Kaurismäki avait annoncé il y a six ans mettre un terme à son activité de cinéaste. Il a pourtant repris sa caméra pour notre grand bonheur et signé une œuvre réduite à l’épure, avec toujours cet humour pince-sans-rire qui est le contraire du cynisme. Les Feuilles mortes a obtenu un mérité prix du jury.
Les deux récompenses restantes vont à des œuvres dont l’attrait nous paraît moins prononcé. Paradoxalement, le prix du scénario est attribué au film de Hirokazu Kore-eda, Monster, dont le cinéaste n’a pas écrit le script – ce qu’il fait habituellement avec succès –, mais l’a confié à Sakamoto Yuji, dont le scénario est aussi ambitieux que compliqué.
La Passion de Dodin Bouffant, de Tran Anh Hung, conte l’histoire d’amour, au début du XXe siècle, de deux passionnés de cuisine, interprétés par Juliette Binoche et Benoît Magimel. L’accumulation de plans esthétisants pour tenter de gagner en sensualité lui a fait décrocher un prix de la mise en scène inapproprié. La Passion de Dodin Bouffant faisait partie, au sein de la compétition, de la sélection française qui, hormis Anatomie d’une chute, n’a pas convaincu. Le premier long-métrage de Ramata Toulaye-Sy, Banel et Adama, était trop fragile – même s’il vaut mieux que l’accueil plutôt froid qui lui a été réservé.
A contrario, les superlatifs employés à l’endroit de L’Été dernier, de Catherine Breillat, mettant en scène la relation entre une avocate spécialisée dans les affaires d’agressions sexuelles et son beau-fils, un adolescent de quinze ans, laissent perplexe. Si Léa Drucker est parfaite, tout est loin d’être crédible dans son personnage. Catherine Corsini, quant à elle, signe un film mineur avec Le Retour. Enfin, l’un des naufrages du festival, Black Flies, est l’œuvre de Jean-Stéphane Sauvaire, où Sean Penn incarne un infirmier urgentiste dans les quartiers chauds de New York.
Au terme de cette édition, les questions sur la sélection ne relèvent plus d’a priori, mais de jugements sur pièces. Pourquoi, par exemple, l’extraordinaire Procès Goldman de Cédric Kahn, qui a fait l’ouverture de la Quinzaine des cinéastes, n’a pas été retenu pour la compétition ? Pourquoi s’être également dispensé de L’Île rouge, de Robin Campillo ?
De même, comment expliquer que Fermer les yeux, le nouveau film, après trente ans de silence, de l’immense Victor Erice – L’Esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983) et Le Songe de la lumière (1992) –, se retrouve dans la section Cannes Première et non en compétition ? À ce propos, le cinéaste espagnol a publié une lettre ouverte courroucée (et très inhabituelle) à l’adresse de Thierry Frémaux, le délégué général du festival
Pour ce que nous en avons vu, les autres sections et programmations alternatives n’ont pas manqué en fortes propositions. À titre d’exemples, Los Delincuentes (Un certain regard) du réalisateur argentin Rodrigo Moreno, qui déploie un esprit libertaire, Mambar Pierrette (Quinzaine des cinéastes) de la Camerounaise Rosine Mbakam, qui suit la vie accidentée d’une courageuse couturière à Douala, ou In The Rearview (Acid) du Polonais Maciek Hamela, saisissante plongée parmi les exilés ukrainiens, sont emblématiques de cette effervescence.
Les précaires font irruption
« Sous les écrans la dèche » : ce slogan du Collectif des précaires des festivals de cinéma a soudain fait irruption dans la soi-disant « bulle cannoise », avant que les propos de Justine Triet ne fassent exploser celle-ci. Les « travailleur·ses des festivals de cinéma, alternant CDD d’usage, contrats de vacation, auto-entreprenariat, missions d’indépendants, droits d’auteur et périodes de chômage » ont profité de l’événement pour attirer l’attention sur les conditions qui leur sont faites.
Cannes n’a pu rester étanche à celles et ceux qui luttent.
Dans une tribune publiée initialement dans Libération, ce collectif souligne les effets destructeurs de la réforme de l’assurance-chômage : « Nous travaillons de façon intermittente, et nous exigeons un système de protection qui tienne compte de la spécificité de nos métiers. Nous demandons également que les structures qui nous emploient prennent leurs responsabilités et mettent en œuvre une politique de ressources humaines respectueuse, impliquant de réajuster leurs ambitions et de réarbitrer leurs budgets si nécessaire : celui consacré à l’équipe ne doit pas être la variable d’ajustement d’un festival ! »
Dénonciation de la marchandisation de la culture et de la casse de l’exception culturelle, dans la bouche de Justine Triet, alerte sur la précarisation toujours croissante, jusqu’à la rupture, des « chevilles ouvrières de la politique culturelle », selon les mots de ce collectif, ce à quoi se sont ajoutées les manifestations organisées par la CGT, notamment devant l’hôtel Carlton avec des salariés de l’établissement : Cannes n’a pu rester étanche à celles et ceux qui luttent.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don