Les vérités en or de Justine Triet
La lauréate de la Palme d’or de la 76e édition du Festival de Cannes a dénoncé la répression du mouvement social et la marchandisation de la culture. Ce qui lui vaut d’être attaquée vivement, des macronistes à l’extrême droite. Jusqu’à la ministre de la Culture, qui semble ignorer comment l’idéologie néolibérale imprègne le secteur.
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Ingrate et injuste, Justine Triet ? « Anatomie d’une chute » : le principe d’incertitudeJustine Triet a exaucé le vœu d’Adèle Haenel. Dans sa cinglante lettre publique adressée à Télérama quelques jours avant l’ouverture du Festival de Cannes, l’actrice se demandait si, « dans un contexte de mouvement social historique […], tout se passe[rait] comme d’habitude sur les tapis rouges ». Or rien n’avait vraiment filtré avant qu’un grain de sable vienne enrayer l’impeccable machinerie cannoise. Et pas n’importe quel grain de sable : la lauréate de la Palme d’or de cette 76e édition pour l’excellent Anatomie d’une chute, Justine Triet !
« Le pays a été traversé par une protestation historique extrêmement puissante et unanime de la réforme des retraites », a-t-elle déclaré au moment de recevoir son prix, regrettant la négation et la répression de cette contestation dues à « un pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé ».
Déplorant les conséquences sociales d’une telle politique, elle en a aussi dénoncé les effets sur le cinéma : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. » Cette prise de position de la cinéaste ne manquait pas de cran, s’inscrivant dans la suite de sa montée des marches lors de la présentation officielle de son film, où elle arborait un badge en faveur des précaires des festivals de cinéma.
Il n’en fallait pas plus pour qu’une flopée de responsables politiques, des macronistes à l’extrême droite en passant par Les Républicains, se lancent dans des diatribes outrées. « Indécence » pour les uns, « enfant gâtée » pour les autres, beaucoup se sont engouffrés dans une rhétorique poujadiste et erronée. Telle la porte-parole des députés Renaissance fustigeant ce « petit microcosme bourgeois subventionné à l’argent public ».
Ce qui atteste une complète méconnaissance du système de financement du cinéma. Comme l’a rappelé aussitôt dans un tweet l’ancien président du Festival de Cannes, Pierre Lescure, ce financement est assuré par les recettes des salles, films états-uniens compris, et par des contributions obligatoires versées par les chaînes de télévision et les éditeurs vidéo.
La ministre, qui aurait préféré que Justine Triet s’en tienne aux remerciements d’usage, fait preuve de mauvaise foi.
Rima Abdul Malak a aussi vivement sermonné l’impertinente cinéaste. L’« estomaquée » ministre de la Culture, ne digérant pas la dénonciation de la marchandisation de la culture et la casse de l’exception culturelle, a défendu son action avant de renvoyer Justine Triet à « l’extrême gauche ».
En réalité, la ministre, qui aurait préféré que Justine Triet s’en tienne aux remerciements d’usage, fait preuve de mauvaise foi. Qui a oublié le fameux rapport rendu en 2019 par deux députées macronistes, Céline Calvez et Marie-Ange Magne, préconisant que les aides du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) aillent en priorité aux films les « mieux vus et mieux vendus à l’international pour consolider notre soft power » ?
Quid du président du CNC, Dominique Boutonnat, à propos duquel la Société des réalisatrices et réalisateurs de films déclarait, l’an dernier, avant que celui-ci soit reconduit à son poste par Emmanuel Macron, qu’on assistait depuis sa nomination « à la redistribution des aides en faveur de films déjà soutenus par le marché, à la multiplication, au sein des commissions, des critères de performance et de rentabilité » ? Justine Triet, quant à elle, avait bien cela en tête. L’anatomie de l’idéologie néolibérale imprégnant la culture n’aurait-elle échappé qu’à la ministre ?
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