Médicaments : un bien commun très convoité
Dans un essai de sociologie historique, Maurice Cassier souligne la constante opposition, depuis le XIXe siècle, entre l’industrie pharmaceutique, tirant profit du brevetage des remèdes, et l’exigence de santé publique.
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Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments (XIXe-XXIe siècle), Maurice Cassier, Seuil, 336 pages, 24 euros.
En juillet 1996, alors que commencent tout juste à être commercialisées les premières trithérapies qui vont sauver des millions de personnes infectées par le virus du sida, les militants d’Act Up-New York et leurs camarades parisiens investissent l’estrade de la 11e conférence internationale sur le sida à Vancouver. Ils y déploient une banderole, frappée du triangle rose de l’association, où est inscrit : « Access for all ! » (L’accès à tous !).
En 1998, la courageuse association sud-africaine de malades Treatment Action Campaign soutient le gouvernement de son pays dans sa volonté d’adopter une loi pour autoriser les laboratoires à copier ces traitements – sous forme générique – afin de pouvoir soigner des millions de personnes infectées. Les multinationales les vendent en effet à des prix inaccessibles pour les pays du Sud. Il s’agit donc d’enfreindre le système des brevets des médicaments et de leurs procédés d’élaboration. Au nom du « droit à la santé », sinon d’un inaliénable « droit à la vie ».
Dans un essai rigoureux, Maurice Cassier propose une sociologie historique de cette confrontation, vieille de plus de deux siècles, entre les droits de propriété industrielle des remèdes pharmaceutiques et l’accès des patients à ces traitements.
En 2020, lors de la pandémie de covid, alors qu’il y avait à nouveau urgence vitale pour les populations, l’impasse du système des brevets privés s’est encore une fois illustrée de façon tragique. La recherche publique sur les vaccins à ARN messager, notamment l’université d’Oxford, avait contribué pour une énorme part à l’élaboration des vaccins contre le covid.
Avidité sans limite
Toutefois, « les nouvelles technologies vaccinales ont été appropriées par des brevets et des licences exclusives donnant lieu à des monopoles industriels hautement rentables et à des profits inédits dans l’histoire des vaccins : pour la seule année 2021, la société de biotechnologie états-unienne Moderna a perçu 12 milliards de dollars de profits […], tandis que l’entreprise allemande BioNTech a réalisé 9 milliards d’euros de bénéfice net, pendant que son associé Pfizer engrangeait une somme équivalente », détaille Maurice Cassier. L’avidité des multinationales pharmaceutiques est bien sans limite. Ni morale.
Or comme on touche à la vie, une logique uniquement capitalistique se révèle difficile à défendre, sinon indécente, même pour des multinationales qui tirent leurs profits de ce commerce. Une opposition que les Anglo-Saxons résumeront par une expression bien à eux : « Patients rights vs. patents rights » (les droits des patients face aux droits des brevets).
Maurice Cassier souligne que le système des brevets des médicaments n’est contesté, voire interrompu, que lors de crises graves. Ainsi pour les vaccins contre la grippe espagnole après 1918 ; la pénicilline, distribuée en masse aux soldats durant la Seconde Guerre mondiale ; les vaccins contre la pandémie mondiale du covid ; et même, grâce aux luttes des ONG et des associations de malades, l’accès aux trithérapies contre l’épidémie de sida, malgré la résistance des multinationales.
Urgence vitale
À chaque fois, le régime des brevets se voit remis en cause. Comme au début du XIXe siècle, quand les scientifiques estimaient devoir faire perdurer la tradition de diffusion du savoir et d’une science considérée comme un bien commun devant être accessible à tout le monde. On l’a vu encore en 2021 quand même les États-Unis, pourtant défenseurs acharnés du système du brevetage, surtout « depuis la globalisation des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments dans le cadre de la création de l’OMC en 1994 », ont pris position en faveur d’une « suspension temporaire des droits intellectuels sur les vaccins contre le covid-19 ». L’urgence, alors, était vitale et mondiale.
Mais si, avec l’épidémie de sida, la question de l’accès aux médicaments « protégés » par des brevets se posait surtout pour les pays à faibles revenus, tandis que les pays du Nord bénéficiaient de leurs systèmes de couverture santé, ces derniers sont eux-mêmes mis en difficulté désormais du fait du coût exorbitant de certains traitements, par exemple anticancéreux ou contre l’hépatite C. N’en déplaise à Margaret Thatcher, il y a donc bien, il devra y avoir, des alternatives à l’avidité des multinationales. Pour le droit à la vie et à la santé
Les autres livres de la semaine
Amazon, le tout-puissant ? Socio-histoire d’une mobilisation, Laure Fayard-Damane, L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 136 pages, 16 euros.
On se souvient de la victoire contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Bien d’autres luttes contre des « grands projets inutiles » ont eu lieu (souvent évoquées dans Politis), certaines victorieuses, d’autres malheureusement perdues. La politiste Laure Fayard-Damane s’est penchée sur la mobilisation locale à Fournès (Gard) à partir de 2018, qui, prenant de l’ampleur dans cette commune d’un millier d’habitants, a réussi à faire plier Amazon. Le géant de la vente en ligne voulait y implanter un immense centre logistique pour traiter ses innombrables commandes, particulièrement gourmand en CO2. L’autrice réalise ici un petit modèle de « socio-histoire » d’une mobilisation victorieuse. Un essai rigoureux et réjouissant.
La lettre Mansholt 1972 avec réactions et commentaires, introduction de Dominique Méda, Les Petits Matins, 80 pages, 10 euros.
On se demande aujourd’hui comment les Occidentaux, en tout cas leur grande majorité, ont pu croire le contraire. Le 9 février 1972, le travailliste néerlandais Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne, affirmait : « Il est évident que la société de demain ne pourra être axée sur la croissance. » La reproduction de ce texte visionnaire sur l’impasse climatique et écologique du productivisme, présenté ici par la sociologue Dominique Méda, est accompagnée par des réactions de l’époque : de l’incompréhension ultra-dogmatique de Georges Marchais (PCF) à l’intérêt d’Edmond Maire (CFDT), d’André Gorz ou d’Herbert Marcuse. Un panorama des débuts de la prise de conscience de l’urgence écologique et des résistances qu’elle suscita.
Punir et comprendre, Michelle Perrot, entretiens avec Frédéric Chauvaud, Presses universitaires de Rennes, coll. « Épures », 128 pages, 9,90 euros.
Nul besoin de rappeler le rôle pionnier pour l’histoire des femmes en France des travaux de Michelle Perrot. Ce livre d’entretiens, conduits par l’historien Frédéric Chauvaud, professeur à l’université de Poitiers, aborde un autre aspect de ses travaux, là aussi précurseurs : ceux sur l’histoire pénitentiaire, nourris de nombreux échanges qu’elle eut avec Michel Foucault ou Robert Badinter dès les années 1970. Dans cette partie de son itinéraire scientifique, la chercheuse documente en particulier la manière dont « la question carcérale est devenue d’actualité », l’amenant à pousser les portes des maisons d’arrêt et des centrales, pour expliciter les différents « modèles d’enfermement ».
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