« Niquer la fatalité » : Estelle et Gisèle, même combat
Estelle Meyer place sa voix et ses mots dans le sillage de ceux de l’avocate et militante Gisèle Halimi. Entre théâtre et concert, elle relie ainsi sa propre vie, ses propres combats avec ceux de toute une lignée de femmes puissantes.
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Niquer la fatalité / le 11 mai à l’Espace 93, Clichy-sous-Bois (93) / www.lespace93.fr Également du 13 au 16 mai dans le cadre du Festival à vif au Préau, Vire (14), le 23 mai aux Malassis, Bagnolet (93), le 3 juin au Centre culturel de La Ville-Robert, Pordic (22), du 18 au 23 septembre aux Plateaux sauvages, Paris (20e).
Après un premier spectacle intitulé Sous ma robe, mon cœur (2019), la comédienne, chanteuse et autrice Estelle Meyer passerait-elle avec Niquer la fatalité de l’autre côté de la barrière du genre ? Le sous-titre de cette deuxième création, Chemin(s) en forme de femme, nous l’infirme. Dès son entrée en scène, l’artiste lève elle-même les derniers doutes possibles en interrogeant : « Gisèle ? Estelle ? » D’un prénom à l’autre, une légère variation de ton et d’attitude nous indique un changement de personnage.
Estelle Meyer n’a pas renoncé à l’exploration du continent Femme, entreprise dans sa première pièce à travers des chansons rassemblées en une sorte de rituel-récital, et elle y va cette fois avec les outils du théâtre. Elle ne renonce pas pour autant au chant, auquel sa voix rauque, profonde et douce donne un air d’invocation. Depuis sa scène, Estelle Meyer appelle une chose, ou plutôt une personne absente pour la bonne raison qu’elle n’est plus : Gisèle Halimi.
Avant d’entamer son dialogue avec l’avocate et militante décédée en 2020, Estelle Meyer fait de son public un allié. Puisqu’il est là, autant ne pas aller seule vers l’inconnu ! Elle invite chacun à saisir des verres invisibles et à les lever « à nos mères, à nos grands-mères, à nos arrière-grands-mères, à leur courage, à nos lignées, à toutes nos ancêtres qui ont poussé, poussé ce petit crâne, accroupies, allongées, debout, poussé, poussé jusqu’à notre premier cri ».
Farouche liberté et poésie brute
Femmes et hommes, Estelle place ainsi tout le monde dans une même lignée féminine. Elle situe chacun au creux d’un texte où son écriture personnelle cohabite avec des citations de différents écrits de la grande femme du passé. On s’installe volontiers dans l’espace si délicatement offert. Et l’on y reste. En menant en parallèle le récit de sa propre existence et celui de la figure tutélaire qu’elle s’est choisie, la comédienne-chanteuse crée une forme aussi riche qu’accueillante.
Niquer la fatalité invite à faire avec elle ce qu’elle fait des mots laissés par Gisèle Halimi : s’en inspirer pour se créer une poétique à soi. Si l’on perçoit dans les deux écritures qui composent le spectacle des lignes de force similaires, une manière proche de mêler le lyrique au politique, il est évident que l’artiste d’aujourd’hui a su se construire sa langue.
L’autrice et interprète fait de choses souvent déconsidérées, parce que féminines, les fondements d’une œuvre belle et complexe.
Celle-ci puise à un vécu qui, elle en convient, n’a pas a priori grand-chose en commun avec celui de Gisèle. Née en France en 1985, Estelle Meyer se reconnaît pourtant en celle qui vit le jour en 1927 à La Goulette, près de Tunis. En insérant dans sa pièce des extraits des célèbres procès menés par l’avocate – celui de la militante FLN Djamila Boupacha en 1960 par exemple, ou encore celui de Bobigny en 1972, avancée majeure vers la dépénalisation de l’avortement –, l’artiste dit leur résonance dans sa vie, comme dans celle de toute femme.
En entrelaçant deux histoires éloignées dans le temps, Niquer la fatalité suggère aussi la persistance de certaines violences. Surtout, elle exprime la parenté de deux révoltes, de deux refus : ceux de se cantonner aux rôles assignés. Dans les chants rebelles d’Estelle, se reflète la « farouche liberté » – l’expression est empruntée à l’une des références de la pièce (1) – de Gisèle Halimi qu’elle incarne avec un humour et une tendresse qui célèbrent le lieu de tous les possibles où nous sommes ensemble, le théâtre.
Une farouche liberté, Gisèle Halimi, avec Annick Cojean, Grasset, 2020.
Le chemin d’Estelle Meyer nous atteint d’autant mieux qu’il se fait à distance des grands discours. En détaillant les étapes qui ont conduit l’enfant tôt passionnée de théâtre à la femme puissante qu’elle est maintenant, l’autrice et interprète fait de choses souvent déconsidérées, parce que féminines, les fondements d’une œuvre belle et complexe.
Les douleurs des règles et celles du viol sont le terreau d’une poésie brute autant que délicate et lumineuse. Car dans les mots et le jeu d’Estelle, le désir, l’amour n’en finissent jamais de régner à la place des maîtres.