Premières leçons turques
Le 28 mai, les élections présidentielles et législatives turques livreront leur résultat. Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP sont en position favorable. Les imaginer en difficulté, c’était oublier le poids de la religion et du conservatisme de ce pays à la géographie singulière.
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La double élection présidentielle et législative en Turquie n’a donc livré qu’un verdict partiel et provisoire. Nous attendrons le 28 mai pour en connaître l’issue. Mais on peut déjà tirer quelques leçons de ce premier tour qui, contre toute attente, a placé Recep Tayyip Erdogan en position favorable. D’abord, pour nous-mêmes. Gare à cette propension que nous avons à prendre nos désirs démocratiques pour des réalités, et à voir les autres peuples avec des lunettes bien françaises.
Mais, dans le cas présent, l’illusion est aussi venue d’Istanbul, où les élites et une grande partie de la jeunesse occidentalisée ont cru acquise la victoire de l’opposant Kemal Kılıçdaroğlu. Quelques sondages trompeurs ont fait le reste. C’était oublier le poids de la religion et du conservatisme dans une Turquie à la géographie si singulière, partagée entre l’Europe et une vaste zone asiatique, rurale, fortement ancrée dans la tradition. C’est cette Anatolie qui a voté massivement pour Erdogan, et plus encore pour son parti, l’AKP, qui sera, quoi qu’il arrive, majoritaire au Parlement. Un détail en vérité, car il y a belle lurette que les députés n’ont plus leur mot à dire.
Plus étonnant encore, la domination d’Erdogan s’est vérifiée jusque dans les régions dévastées par le terrible séisme du mois de février. Là où on croyait que l’incurie du pouvoir et la corruption retourneraient l’opinion contre l’autocrate. « L’image de l’homme fort, qui a rendu sa fierté à la Turquie sur la scène internationale, a été déterminante », analyse Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris et grand connaisseur de la région. On retrouve là en effet des traits que le président turc partage avec Poutine, voire avec Trump ou Orbán.
Erdogan est une figure devenue classique du populisme.
L’autoritarisme qui inquiète l’opinion acquise à une certaine modernité est vécu, ailleurs, comme protecteur, à l’intérieur comme à l’extérieur. Erdogan est l’homme qui montre les muscles, et ne craint pas de défier les Occidentaux avec un langage cru, brisant les codes diplomatiques. N’avait-il pas, en octobre 2020, mis en cause « la santé mentale » d’Emmanuel Macron ? En apparence, la leçon turque est donc singulière. Propre à un pays partagé entre deux continents, deux cultures, deux rapports à la religion, et des situations sociales peu comparables. Mais, au fond, la leçon a quelque chose d’universel.
La fracture qui oppose les démocrates américains aux républicains n’est peut-être pas si différente. Et Erdogan est une figure devenue classique du populisme. Ne sous-estimons pas non plus les invariants qui traversent la société et que, depuis vingt ans, Erdogan n’a cessé d’instrumentaliser. Ainsi, la question kurde reste-t-elle le grand tabou. Pour Didier Billion, « Kılıçdaroğlu a peut-être payé d’avoir pactisé avec le principal parti kurde ». Des « terroristes », dans le discours officiel. De même, l’hostilité aux quelque trois millions et demi de réfugiés syriens condamnés par les deux candidats à être renvoyés dans leur pays, au risque de la prison et de la torture, fait-elle consensus.
L’Europe n’est pas exempte de reproches dans ce désenchantement démocratique qui a envahi, dimanche, la Turquie des grandes métropoles, celle qui rêve de modernité, de liberté et de retour à un parlementarisme qui ne soit pas une fiction. On se souvient des rebuffades que Sarkozy a infligées à une Turquie déjà dirigée par Erdogan, quand celle-ci frappait à la porte de l’Union européenne. Et comment ne pas interpréter comme un manque de respect le pacte cynique passé en 2016 pour que la Turquie, contre paiement, retienne les migrants qui veulent gagner le Vieux Continent ?
Le risque est grand, si Erdogan l’emporte, d’une nouvelle vague de répression.
Rien n’a été fait pour favoriser une marche vers la démocratie à laquelle la population a aspiré. Certes, la Turquie n’est pas la Russie de Poutine. En Russie, Kemal Kılıçdaroğlu serait en prison, ou empêché. C’est sans doute la différence entre autocratie et dictature. Le scrutin s’est d’ailleurs déroulé sans encombres, et la participation a été massive. Mais une élection ne suffit pas. Peut-on seulement parler de démocratie quand le candidat sortant a bénéficié, entre le 1er avril et le 11 mai, de 48 heures d’antenne sur la chaîne de télévision publique, contre 32 minutes à son rival (1) ?
Le Monde du 16 mai.
Aujourd’hui, le risque est grand, si Erdogan l’emporte, d’une nouvelle vague de répression. Tandis qu’à l’extérieur, c’est un nationaliste ombrageux, capable de toutes les alliances et mésalliances, qui sortirait renforcé de l’épreuve. Un homme au moins pourrait s’en réjouir : Vladimir Poutine.
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