Protection de l’enfance : la Sauvegarde 93 licencie deux lanceuses d’alerte
Derrière le discret licenciement de deux employées de la Sauvegarde 93 en juin 2022, des accusations falsifiées de prosélytisme et un rapport embarrassant sur un foyer de la Courneuve.
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« On est censés recueillir la parole des jeunes, tout en n’arrivant pas à libérer la nôtre »C’est une histoire qui plonge la plus grosse association de protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis, la Sauvegarde 93, dans l’embarras. Elle arrive sous la nouvelle direction générale de Caroline Azemard, fraîchement nommée en janvier 2022 et censée apporter un souffle nouveau à l’association. Quelques mois plus tôt, au printemps 2021 une lourde crise sociale révélait le mal-être des employés, pris dans un système cultivant les entorses au droit du travail.
Deux employées, des directrices de service, ont été subitement licenciées pour « fautes graves » en juin 2022 après dix ans d’ancienneté. Cette soudaine mise à pied arrive un mois seulement après qu’elles ont rendu un rapport brûlant sur un service d’accueil d’urgence et d’orientation (SAUO) à la Courneuve, qui héberge des mineurs en danger sur décision de justice, comme le rapportait Le Parisien en octobre dernier. Accusant progressivement le choc, les deux anciennes salariées viennent toutes deux de saisir le conseil des prud’hommes au début du mois de mai.
Dès 2020, le foyer en question avait été repéré par les services du département pour ses nombreux dysfonctionnements. La Sauvegarde 93, qui gère de nombreux foyers, bénéficie d’une mission de service public et une enveloppe annuelle du département de 26 millions d’euros. Une inspection sur site avait donné lieu à un rapport adressé à l’associant soulevant « des enjeux en matière de gouvernance de l’association, de conditions matérielles et bâtimentaires, de prise en charge des enfants et de gestion du personnel » et concluant que « de nombreux problèmes rencontrés étaient la conséquence d’un manque de personnel prégnant », confirme le Département à Politis.
Sonnette d’alarme
Malgré la sonnette d’alarme, l’association ne semble pas prendre toute la mesure de la situation au SAUO de la Courneuve. « À ce jour vous n’avez pas apporté de réponses aux préconisations et constats suivants… » écrit Pierre Stecker, alors directeur de l’enfance et de la famille au Conseil départemental dans une lettre datée de janvier 2022 à Franceline Lepagny, présidente de la Sauvegarde 93.
La liste est longue : « absence de procédure formalisée en matière de fugues », « non-conformité aux règles d’hygiène relatives à la conservation des aliments », « absence de soutien scolaire pour les jeunes ». Etc. Pire, les conditions d’accueil paraissent même s’être dégradées : « Vous avez mis un terme à l’accueil en familles relais sans concertation avec mes services et sans proposition de projet alternatif, note Pierre Stecker. Avant de prévenir : « Une visite de conformité sera diligentée pour garantir les conditions d’accueil des enfants. »
C’est dans le cadre de cette visite imminente que la nouvelle directrice Caroline Azemard choisit d’envoyer en février 2022 les deux cadres pour mener l’enquête en interne, sans prévenir le département. Au terme de cette « mission conseil » de deux mois par intérim, les directrices rendent un rapport édifiant que Politis a pu lire. Matelas souillés, infestation de punaises de lit, nourriture périmée : l’état lamentable du foyer renvoie à des années de mauvaise gestion de la part de la structure.
Plus loin, le rapport émet de sérieux doutes sur la répartition des « fonds importants alloués au service ». Alors que les mineurs souffrent d’une chaudière régulièrement en panne et que certaines fenêtres de chambre cassées ne sont pas remplacées, un fauteuil massant a par exemple été acheté pour le personnel.
« Mais leur licenciement n’a rien à voir du tout avec le rapport ! » tranche Caroline Azemard au Parisien qui l’interpelle. Dans un droit de réponse à l’article après publication, Franceline Lepagny, présidente de l’association justifie ces licenciements comme « fondés sur la découverte de fautes graves. »
Politis a pu se procurer la lettre de licenciement de l’une des deux directrices qui a accepté de nous parler, Inès*. Deux motifs d’accusation en particulier déconcertent. La lettre affirme qu’Inès et sa collègue ont tenu des réunions avec l’équipe en langue étrangère, plus précisément en arabe. De plus, elles auraient eu recours à des références et principes religieux. Un épisode est narré en détail : la directrice aurait sommé un jeune de ne pas porter plainte contre l’un de ses pairs lui ayant porté des coups de couteau sous prétexte « qu’un musulman ne porte pas plainte contre un autre musulman ».
Le prénom a été changé.
Des accusations graves mais basées sur des preuves peu solides. Dans le dossier constitué par leur avocate Camille Conessa que Politis a pu consulter, il apparaît que le principal témoin des dérives prosélytes en question était en congé maladie durant toute la durée de leur mission. Autre écueil, si les deux femmes portent des patronymes d’origine arabe, ou du moins perçus comme tels, aucune d’elle ne parle couramment la langue. « C’est ubuesque », témoigne Inès, consternée.
Traumatisme
Ce licenciement opère toujours pour elle « comme un traumatisme ». Jusqu’ici reconnue dans la sphère de la protection de l’enfance, elle s’était illustrée dans sa carrière comme une spécialiste de la radicalisation religieuse des jeunes en signant notamment des articles sur la question. « Si nous nous étions appelées autrement, on ne nous aurait jamais fait porter ces accusations factices. C’est complètement discriminatoire », poursuit-elle.
Comment comprendre l’inconsistance de ces licenciements pour faute grave ? « Je pense qu’elles [Caroline Azemard et Franceline Lepagny, ndlr] ont été très mal à l’aise avec la remise du rapport. Le foyer était sous leur responsabilité. Mettre dehors les auteures évitait qu’elles ne diffusent les informations. C’était aussi une manière d’apporter une fausse réponse au département : en licenciant les directrices à la tête du foyer, mais qui l’étaient en vérité par intérim », analyse Camille Conessa, leur avocate. « Humiliées », licenciées sans indemnité, les deux directrices n’osent toujours pas parler de cette histoire à visage découvert. « Au sein de cette institution dysfonctionnelle, elles sont des lanceuses d’alerte », martèle l’avocate.
Contactées à de nombreuses reprises ces dernières semaines, ni la directrice générale ni la présidente de la Sauvegarde 93 n’ont donné suite à nos sollicitations sur cette affaire. Le département de Seine-Saint-Denis a, quant à lui, estimé n’avoir « pas de pouvoir direct d’intervention sur les problématiques RH internes à une association ». Pas de pouvoir direct, sans doute, mais avec une subvention de 26 millions d’euros, un minimum de contreparties – sociales, voire managériales – pourrait être exigé. Le 20 septembre 2022, en désespoir de cause, les ex-directrices avaient envoyé une lettre à Stéphane Troussel, président du conseil départemental lui demandant son soutien. Elles n’ont jamais eu de réponse.
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