« On est censés recueillir la parole des jeunes, tout en n’arrivant pas à libérer la nôtre » 

Violences psychologiques, harcèlement, licenciements abusifs… Sauvegarde 93, la plus grosse association de protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis, s’enfonce dans un malaise social à l’allure d’impasse.

Zoé Neboit  • 25 mai 2023
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« On est censés recueillir la parole des jeunes, tout en n’arrivant pas à libérer la nôtre » 
© Marione Lozano / Unsplash.

Mardi 18 avril, devant le portail blanc du siège de la Sauvegarde 93 à Bobigny, le délégué syndical FO et éducateur de rue Farid Benaï interpelle ceux venus écouter : « Nous voulons libérer la parole », tonitrue-t-il. Face à lui, quelques dizaines de salariés opinent l’air grave. Des regards s’échangent en silence. Quelqu’un souffle, « c’est que les gens ont peur ». Peur de qui ? Pour recueillir les confidences, il faut reculer un peu de l’entrée. Un autre précise : « On ne sait jamais, je crois qu’il y a une caméra à côté de la sonnette »

La Sauvegarde 93 est la plus grosse structure de protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis. Cette association compte près de 400 salariés. Elle se voit confier par le département une mission de délégation du service public de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Ce statut lui accorde un financement annuel de la part de la collectivité d’environ 26 millions d’euros. Sur les 9 500 mineurs placés sous la responsabilité du département, plus de 5 500 sont pris en charge par la Sauvegarde. Ce mardi, il flotte comme un air de déjà-vu. Il y a exactement deux ans, au printemps 2021, une crise sociale d’ampleur éclatait à la Sauvegarde 93.

Un malaise ancien

Tout commence en février 2021. Une longue lettre de démission d’une responsable de service décrit « une pression assimilable à une forme de harcèlement moral ». Envoyée au comité social économique central (CSEC), à l’inspection du travail et aux syndicats, elle fait office de déclencheur. La parole se libère : discriminations, maltraitance, burn-outs : plusieurs articles de presse rapportent la détresse des salariés. À la même époque, la profonde crise structurelle de l’aide sociale à l’enfance commence à se faire entendre, notamment via la figure de Lyes Louffok. À la Sauvegarde 93, les rassemblements à l’appel de l’intersyndicale se multiplient et au mois de juin, le département diligente en urgence une inspection sur site.

Le rapport publié en novembre, que Politis a pu se procurer, est accablant. « Les modes de gouvernance et de management actuels sont facteurs de conflits internes et de dysfonctionnements potentiels », affirme-t-il. Parmi la conséquente liste d’écarts relevés, le département alerte sur « une organisation des délégations de pouvoir […] à structurer », « un pilotage défaillant de la fonction RH », « une prévention des risques professionnels à mettre en conformité ». Les risques professionnels sont particulièrement mis en exergue. Un tableau recense sur l’ensemble des près de 430 salariés et pour la seule année 2020, 11 029 jours d’arrêt maladie et 1 032 jours d’absence pour accident du travail.

Je pensais au début qu’elle était à l’écoute car elle parlait de bien-être au travail.

Depuis, les choses se sont-elles améliorées ? Leïla*, éducatrice depuis huit ans dans la structure secoue la tête. « On a mis de nouvelles gens, on a changé la déco. Mais c’est comme cacher la poussière sous le tapis. » Pire, plusieurs affirment que leur situation s’est aggravée depuis cette crise à ciel ouvert. « On a le sentiment que maintenant, si on fait remonter des problèmes, on risque d’avoir des représailles », déclare Jean-Pierre*, la cinquantaine, éducateur. Ce constat, dur, est partagé à l’unanimité par la quinzaine de salariés ou anciens salariés qui ont accepté de témoigner, tous presque sans exception, sous couvert d’anonymat.

*

Les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés.

La nouvelle « déco », c’est un renouvellement de plusieurs postes au sein de la gouvernance, dont la direction générale. Caroline Azemard a été nommée en janvier 2022. Jusqu’alors, elle dirigeait la CDSEA 91, organisme analogue dans l’Essonne. Mais quelques mois avant sa nomination, elle est missionnée avec un associé par la Sauvegarde 93 pour un audit sur le climat social. Une mission d’un mois rémunérée à auteur de 24 000 euros.

Lors de cette mission, des employés en souffrance se confient sous le sceau de la confidentialité – sans savoir que Caroline Azemard deviendra quelque temps après, leur directrice générale. « Je pensais au début qu’elle était à l’écoute car elle parlait de bien-être au travail. Elle promettait que ça allait changer. Mais je crois que ça s’est encore plus dégradé », souffle Alice*, 20 ans d’ancienneté à la Sauvegarde.

Six droits d’alerte ignorés par la direction donc plusieurs pour danger grave et imminent.

Malgré de nouveaux visages à la tête de l’association, des anciennes plaies restent à vif. Comment comprendre ce sentiment d’immobilisme ? À l’heure actuelle, six droits d’alerte dont plusieurs pour «  danger grave et imminent » n’ont toujours pas donné lieu à une enquête interne. Le plus ancien date de 2019. Pourtant, le Code du travail stipule clairement que l’employeur a le devoir de diligenter une enquête « sans délai » dès un droit d’alerte déposé.

C’est que la problématique des droits d’alerte s’est inscrite au cœur du litige entre l’association et ses employés. En novembre 2021, face à l’inaction de la direction, le CSEC s’était saisi du problème et avait décidé à l’unanimité de recourir à une expertise pour risque grave, en sollicitant les services d’un cabinet extérieur. D’emblée, la direction avait alors contesté en justice cette décision, jugeant « l’absence de risque grave ». Le 8 décembre 2022, le tribunal de Bobigny donne pourtant raison au CSEC et déboute la direction.

Malgré cette décision de justice, la Sauvegarde 93 n’a, six mois plus tard, ni mené d’enquête, ni accepté celle d’un cabinet extérieur tout en usant « d’arguments non recevables pour tenter de contourner cette obligation », note sans équivoque une inspectrice du travail le 28 avril dans une lettre que Politis a pu lire. Trois jours avant, le 25 avril, une réunion extraordinaire entre le CSEC, le conseil d’administration (CA) et la direction était censée apaiser enfin le conflit. Objectif atteint ? L’inspectrice présente ce jour-là relève du côté du CA et la direction « une contradiction forte entre la volonté affichée et les faits. »

Contactée à plusieurs reprises, Caroline Azemard n’a pas souhaité directement répondre à nos questions. À la place, elle a transmis une note explicitant la « position de la direction » via un cabinet privé spécialisé dans les relations médias. On peut y lire son désir d’entrer « dans une démarche de médiation afin de rétablir un dialogue social apaisé », et, preuve à l’appui, la liste des mesures mises en place depuis son arrivée en janvier 2022.

Or, la plupart sont jugées largement insuffisantes voire hors sujet par l’inspectrice du travail pour répondre à la crise. « Plusieurs éléments m’amènent à considérer que la santé et la sécurité des salariés sont devenues encore plus préoccupantes. » constate ainsi cette dernière. Parmi les reproches : un DURPS – document unique d’évaluation des risques professionnels, propre à chaque entreprise, incomplet et non mis à jour. Le bilan n’étonne pas Farid Benaï, délégué syndical FO. Selon lui, sur 26 millions d’euros de subvention, l’association prévoit un budget d’un million uniquement pour les contentieux juridiques.

« Climat étouffant« 

C’est dans ce climat conflictuel que les salariés décrivent un fonctionnement interne similaire « à une entreprise du CAC 40 ». « Pour la protection de l’enfance, c’est quand même paradoxal », lâche Ange, éducateur de rue et ancien apprenti dans la structure.

Dans le service de Leïla*, c’est la qualité de son travail avec les jeunes qui est directement impacté par un management « de punition ». Elle estime être prise pour cible aux côtés de plusieurs collègues, depuis qu’elle a fait remonter des dysfonctionnements à ses supérieurs. « Concrètement, j’ai eu des projets avortés sans raison, un véhicule de service retiré, des demandes de formation et de RTT refusés. »

Pour beaucoup, il est difficile de partager entre eux leur mal-être au travail, tant certains supérieurs leur donnent le sentiment d’être surveillés. « J’ai peur de parler, pas pour moi, mais pour mes collègues, expose Carla*. « On est censés recueillir la parole des jeunes, tout en n’arrivant pas à libérer la nôtre », s’émeut la jeune femme. Embauchée en 2019 dans un service d’accueil temporaire, elle vient de poser sa démission : « Il y a une telle violence ici. Je ne peux plus rester. C’est un lieu malade ». En cause selon elle, le management brutal de la directrice du service, qui, malgré plusieurs signalements de son équipe et d’élus syndicaux pour harcèlement, n’a jamais été inquiétée, ni par l’ancienne ni par la nouvelle direction générale.

Une affaire, en particulier, lui reste au travers de la gorge. Il y a deux ans, une employée de son service, se suicide deux jours avant la fin de ses vacances. « Pendant des mois, on alertait sur ses conditions de travail en accueil de nuit. Rien n’a été fait pour elle. La direction a réagi des mois après », se rappelle Carla. Ce suicide marque un traumatisme pour l’ensemble des salariés. Ces dysfonctionnements, loin d’être des cas isolés, se repèrent dans des services indépendants les uns des autres.

J’ai la boule au ventre quand je vais au travail. Je ne reste que parce que je suis passionnée.

Léonie*, Myriam* et Adeline* travaillent toutes les trois au service d’accompagnement tutélaire (ATR) qui assiste des majeurs protégés. Elles décrivent un « climat étouffant » lié aux pratiques du directeur en poste depuis août 2021. Lui aussi a un parcours atypique. Directeur de ce même service jusqu’en 2018, il part « en laissant le bateau couler », témoignent-elles – le service était déjà dans un état critique.

Entre-temps, il est embauché par la mutuelle Alptis, prestataire privé de la Sauvegarde 93, précisément dans la branche « majeurs protégés ». Celle qui le remplace à la direction de l’ATR est dépeinte par les trois salariées comme « d’une bienveillance absolue à l’évidente fibre sociale ». Alors son départ dans des circonstances obscures en 2021 les laisse atterrées : « On en est persuadées : elle a été menée vers la sortie contre sa volonté. On l’a appris brutalement. À l’heure actuelle, on n’arrive toujours pas à comprendre. »

À l’ATR aujourd’hui, le manque criant de personnel suite à des démissions en série, pousse les salariés à réaliser des tâches hors de leurs fiches de poste et à accepter de nombreuses heures supplémentaires, parfois pas payées. « La cadence est infernale » témoignent-elles. Sous conseil des élus syndicaux, plusieurs salariés ont refusé d’accepter davantage de charge de travail, tant que l’ensemble des heures ne seraient pas réglées.

« Ça n’a pas plu à mon directeur, il m’a crié dessus et a menacé de m’emmener à la DRH. Je n’ai pas cédé », rapporte Adeline. « Suite à cet épisode, il a une dent contre moi. Il m’isole, me met des bâtons dans les roues. J’ai la boule au ventre quand je vais au travail. Je ne reste que parce que je suis passionnée par mon métier que je sais, profondément utile. » Les deux chefs de service mis en cause ont été contactés, sans donner suite.

Des supérieurs « comme des policiers »

Dans les services les plus dysfonctionnels, les arrêts maladies longs pour burn-out s’accumulent et viennent s’ajouter au manque déjà criant de personnel. C’est le cas d’Alice* : « Jusqu’à un certain moment, j’arrivais à me ‘scinder’, me mettre dans ma bulle pour arriver à travailler avec les jeunes. Puis, je n’ai plus pu. Je me suis mise en arrêt. Aujourd’hui je ne suis pas bien du tout. Je prends des antidépresseurs », expose-t-elle. Son ton est lent, sa voix tremble. Selon elle, son cas, qu’elle ne souhaite pas détailler, relève d’une atteinte au droit du travail, mais « c’est encore inenvisageable pour moi d’entamer une procédure légale. Un jour, peut-être. Nos supérieurs sont comme des policiers. J’ai trop peur. »

Le Département de Seine-Saint-Denis, principal financeur, explique être « informé des difficultés de management interne à l’association » mais ne pas avoir « de pouvoir direct d’intervention sur les problématiques RH internes à l’association. » Alerté sur l’ampleur de la crise, il précise qu’il pourrait décider « d’une mise sous administration provisoire, voire d’une fermeture d’établissement s’il est avéré que le fonctionnement ou l’organisation de cet établissement méconnaissaient le droit ou présentent des risques susceptibles d’affecter la prise en charge des enfants accueillis. »

Ça me fait de la peine d’entendre leur souffrance.

Ce mardi d’action devant le siège, Ladio et Ange, la vingtaine, discutent parmi les salariés rassemblés. L’un est un ancien mineur pris en charge par la Sauvegarde 93 au centre de prévention spécialisé de Noisy-le-Grand. L’autre est éducateur et a fait son apprentissage dans le même centre. Simple hasard, ils se sont rencontrés il y a deux ans lors de leurs études au centre de formation des apprentis (CFA). Désormais amis, ils entretiennent chacun à leur manière un lien doux-amer avec la Sauvegarde.

Tous les deux « sont venus au rassemblement par solidarité. » Ange n’a jamais achevé son contrat à cause d’un litige avec son chef de service qu’il qualifie de « brutal ». « Classique », ajoute en souriant le jeune homme. Ses anciens collègues acquiescent. « Ça me fait de la peine d’entendre leur souffrance, glisse Ladio à ses côtés, c’est eux qui m’ont donné le goût du métier. » Aujourd’hui, le jeune homme est lui aussi éducateur. Se voit-il travailler un jour à la Sauvegarde ? « Ah non, jamais », s’exclame-t-il. Il est depuis quelques mois embauché dans une structure médico-sociale pour personnes handicapées.

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