Sur la RN 88, le système Wauquiez en roue libre
En Haute-Loire, un projet de déviation routière porté par la région Auvergne-Rhône-Alpes menace 140 hectares d’espaces naturels. Ses opposants dénoncent un chantier en partie illégal, qui mène droit à une catastrophe écologique.
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Contre les saccages routiers, la lutte partout s’organise Grand contournement ouest de Strasbourg : et maintenant ? Le tout-voiture, une déroute écologiqueEntre Saint-Étienne et Le Puy-en-Velay, la route nationale sillonne à travers les sucs, ces monts typiques des paysages de la Haute-Loire. Mais à l’entrée du village du Pertuis, l’épaisse forêt qui couvre ces dômes volcaniques est brusquement interrompue par des barrières orange qui laissent place à une étendue de souches et de terre. C’est ici que le chantier de la nouvelle RN 88 commence.
Sur cet axe qui relie Lyon à Toulouse, environ 14 000 véhicules traversent chaque jour les communes du Pertuis et de Saint-Hostien. En sommeil depuis trente ans, le projet de dévier la quatre-voies pour contourner les deux bourgs a été rouvert par Laurent Wauquiez en 2017, après son élection à la tête de la région Auvergne-Rhône-Alpes. L’État – gestionnaire des routes nationales – a délégué cette compétence à la région, qui finance à près de 90 % les 226 millions d’euros que doit coûter le chantier.
On dit qu’un centimètre de sol, c’est un siècle de travail de la nature.
En direction du Puy-en-Velay, le nouveau tracé de la RN 88 doit prendre fin à hauteur du hameau de Rabuzac. Dans son sillage, le ruban de bitume de 10,7 kilomètres emportera 140 hectares de terres : champs, forêts et zones humides. « On dit qu’un centimètre de sol, c’est un siècle de travail de la nature », songe Émeric Duclaux, maraîcher, en observant le vol d’un milan royal au-dessus de sa tête.
« La route va détruire 80 hectares de terres agricoles, alors même que la région affiche le soutien aux agriculteurs comme une priorité. J’ai mis des années à trouver les cinq hectares sur lesquels je cultive et je connais des gens qui cherchent encore des terres où s’installer », constate-t-il, amer, face à un habitant de Rabuzac qui ne peut qu’acquiescer.
Dans ce hameau, la nationale coupera une exploitation en deux et l’amputera au passage de dix hectares. Le chantier menace aussi la source qui alimente gratuitement les quelques habitants toute l’année. Le long d’un petit chemin, un riverain désigne de la tête l’eau qui jaillit en continu à l’angle d’un mur de pierres : « J’ai fait venir un plombier hier, pour être raccordé à l’eau de la ville. »
Le sous-sol argileux du pays des sucs, dans lequel l’eau ruisselle très lentement, préserve la ressource même en cas de sécheresse. Une chance pour les habitants, mais pas pour le chantier : cette terre friable doit être excavée jusqu’à 30 mètres de profondeur pour garantir la stabilité de la future route.
L’ampleur de ces travaux nécessite l’acquisition d’une plus grande superficie de terrain que celle prévue au moment de l’élaboration du tracé dans les années 1990. Problème : la déclaration d’utilité publique (DUP), seul outil juridique permettant l’acquisition de terres par expropriation, date de 1997 et est périmée depuis 2007.
Selon les derniers chiffres de France nature environnement (FNE) Auvergne-Rhône-Alpes, il manque toujours 24 hectares à la région pour pouvoir construire la route et mettre en place les infrastructures exigées par la loi pour compenser les atteintes du projet à l’environnement.
« Nous avons demandé à la région de nous fournir des documents garantissant la maîtrise foncière des espaces utilisés pour les mesures compensatoires. Après une longue attente nous les avons reçus, mais ils sont presque entièrement caviardés », explique Anaïs Lozano, juriste pour FNE. Les travaux de la future RN 88 ont donc débuté sans assurance d’être achevés.
Un « massacre » de la biodiversité
Au Pertuis, le chantier de la déviation vient à peine de commencer, mais son impact sur la biodiversité est déjà considérable. Depuis sa maison, Francis Collet peut apercevoir les barrières orange qui marquent l’emprise de la future déviation. La nationale filera à travers le suc qui surplombe son terrain. À son sommet, tous les arbres ont été abattus. « La région se vante d’utiliser des méthodes respectueuses pour réduire l’impact du chantier sur l’environnement, mais pour l’instant nous n’avons rien constaté sur le terrain », déplore le professeur de physique-chimie.
Depuis 2016, les projets d’aménagement du territoire doivent pourtant s’engager à ne pas générer de perte nette de biodiversité, en respectant la séquence « éviter, réduire, compenser » : éviter toute atteinte aux milieux naturels, réduire cet impact s’il est inévitable et en dernier recours compenser les dommages causés à la nature. L’autorisation environnementale, accordée par le préfet de la Haute-Loire fin octobre 2020, permet ainsi aux travaux de débuter, à condition de respecter une série de mesures de protection de la biodiversité.
La route va détruire des zones humides où se reproduisent des grenouilles rousses.
« La route va détruire des zones humides où se reproduisent des grenouilles rousses. Des filets et des seaux enterrés devaient être installés avant les travaux, pour capturer les amphibiens et permettre de les relâcher dans des lieux sûrs. Mais ils ont tout défriché avant d’avoir installé le dispositif », déplore Francis Collet.
L’autorisation environnementale prévoit également que les arbres ne soient pas abattus lorsque la température nocturne est inférieure à 5 °C. Pourtant, des images montrent que des coupes ont été réalisées début janvier 2021, alors que le sol était recouvert de neige et que le thermomètre affichait – 4 °C en journée. L’habitant du Pertuis ne décolère pas : « À ces températures, la petite faune est pétrifiée, parfois en hibernation, et n’a pas le temps de réagir pour fuir avant l’abattage. Couper des arbres à cette période, c’est un massacre. »
Quelques jours après les faits, photos à l’appui, FNE Haute-Loire a déposé plainte contre X pour violation des mesures figurant dans l’autorisation environnementale. En mai 2021, le tribunal judiciaire du Puy-en-Velay a décidé de ne pas engager de poursuites pénales, estimant les preuves insuffisantes.
La route du « Seigneur des panneaux »
Deux autres recours en justice demandent l’annulation de l’autorisation environnementale accordée au projet. L’un d’eux est porté par Myriam Laïdouni-Denis et Fatima Parret, élues écologistes au conseil régional, qui dénoncent une situation de conflit d’intérêts. Pour elles, la réapparition de ce projet – oublié depuis des décennies – peu après l’élection de Laurent Wauquiez à la tête de la région n’est pas un hasard. En Haute-Loire, l’ancien président Les Républicains est dans son fief : maire du Puy-en-Velay pendant presque huit ans, il a aussi été député de la première circonscription du département.
Aujourd’hui, l’élu cumule avec son mandat de président de région celui de vice-président de la communauté d’agglomération du Puy-en-Velay, chargé du développement économique du territoire qui accueillera la déviation. « Il y a une confusion des rôles. Par le biais du conseil régional, Laurent Wauquiez fait voter des subventions qui pourront bénéficier directement à ses actions au sein de l’exécutif de la communauté d’agglomération du Puy-en-Velay », explique Myriam Laïdouni-Denis.
Sur le terrain, la marque du bienfaiteur du département est visible partout. Chaque initiative financée par la région doit s’afficher sur une pancarte bleu ciel, ce qui vaut à Laurent Wauquiez l’ironique surnom de « Seigneur des panneaux ». Un soutien qui vire à l’emprise, lorsque des structures expriment leur adhésion au chantier de la RN 88 par peur de se voir retirer de précieuses aides.
En septembre 2020, une enquête de Médiacités Lyon révélait qu’une association en mémoire des victimes de la route – subventionnée par la région – avait publié un communiqué de soutien au projet, peu après avoir reçu un appel du cabinet de Laurent Wauquiez l’incitant fortement à le faire.
Myriam Laïdouni-Denis déplore aussi l’opacité des prises de décision dans l’autorisation du projet routier. En décembre 2019, la région a décidé de reprendre à l’État la maîtrise d’œuvre de la déviation (et donc d’en financer la majeure partie), sans scrutin en assemblée plénière. « Le vote s’est déroulé en commission permanente, une assemblée qui n’est pas ouverte à tous les élus et qui ne fait pas l’objet de comptes rendus publics, alors que toutes les décisions budgétaires doivent être prises en assemblée plénière », constate-t-elle.
Patates contre goudron
Face à ce qu’ils considèrent comme des irrégularités, les opposants au projet de déviation de la RN 88 espèrent toujours l’annulation du chantier. Au printemps 2020, ils se sont rassemblés au sein du collectif de la Lutte des sucs pour organiser leur mobilisation. « Pour démontrer l’utilité agricole des terres dans l’emprise du chantier, nous avons planté des pommes de terre dessus en mai dernier. Après l’été, sans irriguer le champ, nous avons récolté trois tonnes de patates », raconte Renaud Daumas.
Maraîcher fraîchement engagé en politique, il siège avec les écologistes au conseil régional depuis 2021 et défend une autre vision de l’engagement de la collectivité en matière de transports : « En Haute-Loire, 80 % des habitants vivent à proximité de l’une des deux nationales qui traversent le département. Le rôle de la région devrait être de travailler sur une offre de transports à haute fréquence, pour permettre à ces gens de se garer à proximité des grands axes et de finir leur trajet en bus. »
Pour sécuriser cette route accidentogène, l’élu suggère d’améliorer les infrastructures déjà existantes, plutôt que de se lancer dans un chantier titanesque : « Pendant soixante ans, rien n’a été fait pour sécuriser cette route, et ce n’est pas en construisant une quatre-voies à 110 km/heure que l’on va réduire le nombre d’accidents ! »
Défavorabiliser, c’est un terme terrible qui signifie enlever tout espoir à la biodiversité de pouvoir se réinstaller.
Le 7 mai, la Lutte des sucs organise son carnaval dans la commune de Saint-Étienne-Lardeyrol. En parallèle des actions juridiques, occuper le terrain est indispensable pour préserver le vivant, car le temps presse. Sur le tracé de la route, la deuxième étape des travaux est engagée : en février, l’entreprise chargée de la « défavorabilisation » des sols a été sélectionnée.
« Défavorabiliser, c’est un terme terrible qui signifie enlever tout espoir à la biodiversité de pouvoir se réinstaller », soupire Lucien Soyere, enseignant à la retraite investi dans le collectif. Malgré les arbres arrachés et la terre qui s’amoncelle déjà, le collectif entend bien s’opposer aux travaux en cours avant que le chantier ne cause des dommages irréversibles.